Voeux du Grand Rabbin de Paris, Michel Gugenheim

A la rencontre des Jours Redoutables

« Cherchez le Seigneur lorsqu’Il Se laisse trouver, invoquez-Le lorsqu’Il est proche » (Isaïe, 55, 6).

Mais comment savoir repérer ce moment si propice ?

D’après le Talmud, il s’agit tout simplement des dix premiers jours de l’année juive. Cet appel du prophète vise ainsi à signifier à Israël que cette décade bénéficie d’une disponibilité particulière de la part de D. et doit, de ce fait, être centrée sur le repentir. Et c’est pour cette raison que ces dix jours sont dénommés « jours de pénitence », et sont traditionnellement l’occasion d’un regain de zèle dans l’accomplissement des Mitsvot.

Toutefois, les deux pôles qui encadrent ce temps se distinguent nettement du reste de la période : Roch Hachana, Jour du Jugement, et Yom Kipour, Jour du Pardon – deux solennités aux caractères, en vérité, bien différents mais qu’on recouvre sous la même appellation : « les Jours Redoutables ». Quel rôle chacun de ces pôles joue-t-il pour conduire à la pénitence ? S’agissant de Yom Kipour, la réponse coule de source.

« Ce sera pour vous un rite éternel pour faire propitiation de tous leurs péchés sur les fils d’Israël, une fois par an » (Lévitique, 16, 34). Ce verset, qui conclut dans la Tora le cérémonial de Kipour, exprime une vérité qui, chaque année, s’impose à de nombreux Juifs : le jour de Kipour remplit une fonction vitale. Sans son institution, le monde ne pourrait subsister. La vie que nous menons durant l’année est trop imparfaite, trop matérielle, trop éloignée de D., pour que nous n’éprouvions pas, naturellement, un besoin de purification, une soif d’absolu, et c’est avec soulagement que nous vivons ce jour extraordinaire où il nous est donné de nous consacrer entièrement à D. Peutêtre est-ce pour cette raison que, même parmi les coreligionnaires qui ont pris le parti de rompre avec la pratique des Mitsvot, nombreux sont ceux qui acceptent avec ferveur de s’enfermer pour un jour dans un lieu de prière, de s’interdire toute jouissance matérielle, le boire et le manger, et de renoncer à entreprendre aucun travail ; en un mot, et selon l’expression même du Rema dans le Choul’han ‘Aroukh (610, 4), de s’appliquer à mener durant vingt-quatre heures une vie d’ange plutôt qu’une vie d’homme.

Dans cette journée en forme de parenthèse, l’atmosphère est propice à la méditation. Chaque fidèle a enfin le temps de réfléchir à lui-même, à l’orientation qu’il a donnée à sa vie, au sens de la vie. Il peut revivre, comme dans un film, les moments importants qui ont marqué son existence. Il évoque nécessairement l’image de ses parents, l’éducation qu’ils lui ont prodiguée, l’exemple qu’ils lui ont légué. (Peut-être cela explique-t-il aussi pourquoi la prière pour les chers disparus prend à Kipour, plus qu’à aucune autre fête, un caractère si grave, si solennel, si émouvant). Et, en définitive, c’est en ce jour que l’aboutissement de toute cette période, son objectif ultime, peut être atteint : la Téchouva, le Retour à D.

« Il fut soir, il fut matin – jour un » (Genèse 1, 5). Ce ‘jour un’, enseigne le Midrach, est un jour unique dans l’année dont D. a fait présent aux hommes : c’est celui de Kipour. Il en ressort que l’institution de Yom Kipour remonte à la création de l’univers ! L’un est indissociable de l’autre ; le monde sans Kipour serait invivable…

En revanche, le fait que le Nouvel An coïncide avec le premier des dix jours de pénitence, est plus difficile à décrypter. En ce jour, on ne recherche, en effet, nullement à ressembler aux anges. Bien au contraire, « on mange, on boit, on se réjouit, et on ne jeûne pas à Roch Hachana » (Choul’han ‘Aroukh, 597, 1), conformément aux recommandations jadis données par Néhémie (8, 10) lors du premier Roch Hachana de la restauration juive, au retour de la déportation de Babylone : « Allez, mangez des mets gras et buvez des boissons douces, et envoyez des portions à ceux qui n’ont rien de préparé, car ce jour est consacré à notre Seigneur. Ne vous attristez pas, car la joie de l’Et., c’est elle qui est votre force ! » De plus, le contenu des prières y est très différent de celui de Kipour. Aucune confession (Vidouy), aucune référence aux fautes passées, aucune manifestation de repentir ni de quelconque pénitence. Nulle mention, non plus, des besoins terrestres et matériels ; nulle requête à D. en ce sens -et pourtant, cela n’aurait rien d’incongru en ce jour du jugement ! (Les intercalations dans la ‘Amida telles que : « Souviens-toi de nous pour la vie… » ou « Dans le livre de la vie… » sont des additions tardives, datant de l’époque des Guéonim ; leur omission n’invalide aucunement la prière.) Le Zohar va même jusqu’à enseigner : « Malheur à ces gens qui, à Roch Hachana, crient, comme des chiens : donne, donne ! donnenous la vie, donne -nous la nourriture ! » Seuls les ‘Simanim’, ces symboles alimentaires chargés d’augurer une bonne année, sont préconisés : la pomme dans le miel, la tête de mouton ou de carpe, les grenades, etc. Car, expliquent les rabbins, c’est uniquement dans la mesure où les bienfaits physiques contribuent au service de D. et à l’acceptation de Son joug, qu’Il sied de s’en préoccuper à Roch Hachana. Aussi ne les sollicitons-nous pas directement, mais par allusions. Quant aux prières proprement dites, elles sont centrées uniquement sur la Royauté de D.

Ainsi apparaît clairement le sens de cette solennité : en ce jour nos pensées sont entièrement polarisées vers Lui, dans un désintérêt total de notre moi. Notre personnalité ne fait l’objet de nos préoccupations que dans la mesure où nous avons à nous reconnaître comme Ses serviteurs. « A Roch Hachana, où D. accorde à nouveau à toutes Ses créatures la vie pour l’année, chacun doit être prêt à recevoir cette vie uniquement pour pouvoir Le servir. »

Si tel est le sens de ce jour, il est permis de se demander à quoi correspondent son titre et sa position de premier des dix jours de pénitence ? Comment comprendre, en outre, cette absence de toute confession – symbole s’il en est de la Téchouva – au jour-même du jugement divin ?

La réponse pourrait bien être la suivante : il est impossible de se transformer du jour au lendemain. Après avoir vécu près d’une année dans un monde si empreint de matérialité, voire d’animalité, on ne peut prétendre immédiatement imiter les anges. Il est suffisamment difficile de se retrouver en tant qu’homme ! De même le repentir, le retour à D., ne s’improvisent pas, ne se réalisent pas sur commande. Un préalable s’impose : il est indispensable de prendre du recul, de s’élever spirituellement et de dominer la faute pour pouvoir, ensuite, en prendre pleine conscience et tenter de se corriger. Aussi, à Roch Hachana, l’objectif essentiel et exclusif consiste-t-il à s’imprégner de la lumière divine, à s’efforcer de se rapprocher de Lui.

Mais à la réflexion, il y a une réponse complémentaire, plus profonde encore.

Il faut bien prendre conscience que si tout homme est prêt à progresser, à grandir, à se perfectionner, c’est généralement en prenant appui sur son passé, qui lui sert de tremplin.

Dès lors, la honte du constat des erreurs commises, qui implique le reniement du passé, est un frein puissant à toute ascension morale. On devient ainsi prisonnier de son passé.

Or il est clair que la Téchouva, en son essence, implique cette rupture avec le passé.

C’est ce qu’exprime d’ailleurs superbement le Midrach Raba à propos du péché originel, et du verset (Genèse 3, 22) « Et maintenant, de peur qu’il étende sa main… » : L’expression ‘et maintenant’ ne désigne rien d’autre que la Téchouva ». Il en résulte que la Téchouva est le vecteur du progrès spirituel et moral, en tant qu’elle entraîne chacun à s’affranchir de son passé ! D’où la difficulté de la réaliser. On comprend d’autant mieux, dans ce sens, le fameux enseignement de nos Sages (Avot, chap. 4) : « une heure de Téchouva et de bonnes oeuvres en ce monde – ci valent mieux que toute la vie du monde futur ». Mais cette rupture avec le passé consiste, en réalité, à renouer avec un passé plus ancien, avec une phase antérieure de la vie de celui qui a fauté : celle qui précédait le péché. C’est la raison pour laquelle le mot Téchouva, qui désigne le repentir, signifie, à proprement parler, retour. Dès lors, le lien de Roch Hachana avec le repentir, son rôle primordial dans le processus de la Téchouva, deviennent évidents. Roch Hachana, date anniversaire de la création du premier homme, est le jour de ressourcement par excellence, et porte en lui même une force régénératrice immense. Aussi est-il appelé simplement ‘Hodech -jour de renouvellement : « sonnez du choffar lors du ‘Hodech » (Ps 81, 4). Toute l’année l’homme se recouvre d’un vernis – pour des raisons souvent sociales : volonté d’imiter autrui, ou au contraire de s’en distinguer.

A Roch Hachana l’homme retrouve sa véritable essence. C’est là aussi une des leçons du choffar dont le son inarticulé, dépouillé de tout langage, jailli du tréfond de l’âme, évoque l’essence retrouvée. Cette voix pure, désincarnée est « la voix de Jacob », la voix authentiquement juive, qui, durant l’année, était étranglée… Cette authenticité retrouvée, cette pureté originelle recouvrée, serviront de base puissante à un véritable repentir.

Ainsi, c’est un itinéraire au plein sens du terme, un cheminement long et complexe, qui doit nous conduire de Roch Hachana à Kipour. En vérité, cette leçon figure déjà en quelques mots dans le Midrach (Vayikra Raba, 21, 3) : « De David – l’Et. est ma lumière et mon salut » ( Ps. 27, 1).

Nos Maîtres appliquent ce verset à Roch Hachana et à Yom kipour : ma lumière – à Roch Hachana ; mon salut – à Yom kipour. »

 Sachons nous illuminer à Roch Hachana, et mériter le salut à Yom kipour, pour obtenir que cette nouvelle année ne soit porteuse que de bénédictions !

Chana tova oumevorékhet !

Michel Gugenheim
Grand Rabbin de Paris