Shimon Pérès, l’enfant du Shtetl devenu père fondateur d’Israël, par Joël Mergui

Il est des hommes dont la dimension politique et humaine se confond avec celle de toute une nation et de tout un peuple. Il est rare que le temps donne à des hommes l’occasion d’être liés à une multitude de lieux, d’événements et de personnalités emblématiques au cours de leur existence. Shimon Pérès, qui vient de s’éteindre à l’âge de 93 ans, est à ce titre une exception. Sa vie toute entière est une succession de rendez-vous avec l’histoire elle-même.

S’il a connu tous les grands de ce monde, c’est parce qu’il était lui-même un acteur majeur du 20e siècle, que sa longévité a permis de traverser en incarnant l’homme de transition entre le monde ancien et celui de la modernité, entre l’Occident et l’Orient, entre conflits armés et diplomatie. Artisan inlassable de la paix, comme le sont tous les Israéliens, mais n’hésitant pas à se battre pour assurer la sécurité de son pays, Shimon Pérès fut avant tout un bâtisseur au confluent de deux mondes, au carrefour de deux civilisations qu’il a su faire dialoguer et concilier pour mieux en faire émerger l’espérance d’un avenir meilleur commun.

A l’époque où les juifs n’avaient d’autre nationalité que leur religion dans des contrées où beaucoup n’aimaient ni les juifs, ni leur histoire, ni leur culture et encore moins leur culte, Shimon Pérès était un « juif de Pologne. » Shimon Persky de son vrai nom de Galout, d’exil, est né dans cette diaspora de Biélorussie conquise par la Pologne où périt par les flammes une partie de sa famille enfermée dans la synagogue du village.

Descendant en ligne directe par son grand-père paternel du plus éminent disciple du Gaon de Vilna, le rabbi Haïm Volojiner décédé lorsqu’il était encore enfant, c’est avec son grand-père maternel, un érudit laïc, qu’il a étudié à la fois le Talmud et la littérature russe et appris très tôt que « rien dans ce monde n’a qu’un seul aspect (…) et que rien n’est plus précieux que l’acuité intellectuelle.»

A l’inverse de la majeure partie des dirigeants de sa génération comme Itzakh Rabbin né en Israël, Shimon Pérès a d’abord été un enfant du Shtetl, jusqu’à ce que son père, négociant en bois clairvoyant et sioniste, émigre avec sa famille en Israël en 1934. A 11 ans, il échappe ainsi de peu aux plus grands massacres des innocents de l’histoire moderne. De la domination polonaise enfant, il passe adolescent, à celle de la « Palestine mandataire, » persuadé que les ennemis anglais devront un jour partir et qu’il appartient aux Juifs de hâter ce jour. Engagé dans l’armée secrète et kibboutznik à la fois, cet homme à l’élégance toute européenne que l’on devine avec des mains blanches et fines, a pourtant travaillé la terre et s’est occupé d’animaux d’élevage avant que sa grande capacité de travail et ses talents d’organisateurs soient remarqués par Ben Gourion pour servir la création de l’Etat d’Israël. Fervent patriote, combattant sans relâche pour la sécurité de son pays, il avait su nouer avec l’Europe et les États-Unis une amitié profonde et une coopération militaire intense, et aimait tout particulièrement la France pour sa culture, ses arts et ses valeurs universelles.

De son vivant déjà, Shimon Pérès jouissait d’un immense prestige, mérité et incontestable, pour sa carrure internationale de chef d’État, pour son histoire personnelle et pour son incroyable longévité politique. Mais outre ce que les grands de ce monde et l’histoire retiendront de lui, je veux voir dernière le patriote et l’homme qui a bâti les accords d’Oslo, le rêveur qui n’a jamais cessé de croire avec lucidité à l’avenir du peuple juif et à celui du Moyen-Orient en travaillant à les rendre réalité. Certes, il serait peut-être un peu amer de savoir que tous ses efforts et les concessions d’Israël n’auront été récompensés à l’annonce de son décès que par des tonnerres d’applaudissements et des vivats joyeux chez les peuples voisins d’Israël qui ignorent encore avoir perdu leur meilleur ennemi-allié. Mais Shimon Pérès refusait le pessimisme, « état d’esprit inutile » et non constructif pour lui qui préférait toujours la qualité à la quantité, l’universalisme au nationalisme, le niveau d’intellectuel d’un pays à ses dimensions.

Une interrogation a parcouru toute son oeuvre et sous-tendu ses rêves de rêveur éveillé : « comment faire en sorte que nos enfants restent juifs, non pas seulement par leurs origines ethniques mais par leur identité et le sens de leur mission ? » Là était pour l’enfant du Shtetl devenu père fondateur de l’État d’Israël, le défi du peuple juif. Car à ses yeux : « peuple juif et religion juive ne font qu’un. » Son plus grand rêve avouait-il dans ses mémoires « est que nos enfants, comme nos ancêtres, ne se contentent pas du transitoire et du factice, mais continuent à labourer le sillon historique juif dans le champ de l’esprit humain. » C’est bien parce qu’il se souciait de l’universel au travers de l’inquiétude juive, que Shimon Pérès fut véritablement une conscience du 20e siècle, en même temps qu’un fondateur du temps présent et un bâtisseur d’avenir. Optimiste, je veux croire comme lui et comme notre communauté, que fort de notre héritage unique, nous saurons rivaliser avec le progrès des sciences et l’attrait des nouvelles technologies, parce que notre histoire est réellement « une leçon encourageante pour l’humanité. » Ce qu’au-delà de sa mémoire Shimon Pérès laisse au monde, c’est le message du peuple juif à l’humanité : « la foi peut triompher de l’adversité quelle qu’elle soit. »