Roch Hachana ou les agendas de la mémoire par Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France

Le jour de Roch Hachana est appelé yom hadin, jour du jugement, et aussi yom hazikaron, jour de la mé­moire. La mémoire n’est pas un simple enregistrement du passé. L’être humain, dans son rapport au monde, tisse un réseau complexe de relations. Il s’y inscrit et cela im­plique, comme le savent tous ceux qui écrivent, des effacements, des oublis, des ratures. Il écrit son exis­tence avec les autres, et c’est cette écriture-là que nous appelons la mémoire. Celle-ci n’est pas une fonction d’après-coup de la conscience de soi-même ou des autres, mais plutôt une pos­ture de l’existence tout entière qui s’écrit au fur et à mesure qu’elle se déroule. Ainsi pouvons-nous nous identifier. Cette identification s’effec­tue dans un travail de «mise en scène» du moi. Car la mémoire recueille aussitôt ce qui s’accomplit, se dit ou se ressent, mais elle ne le re­cueille pas tel qu’il est, elle le retra­vaille – toujours entre vérité et mensonge –, pour en faire la chair de notre vie.


Cette mémoire est au service de la vie à venir, la mise en scène du moi qu’elle effectue est toujours straté­gigue. Ainsi l’acte de mise en mé­moire est-il le contraire de la notice nécrologique: il ne recueille le pas­sé que pour lui offrir un avenir. La mémoire est la protestation la plus fondamentale contre la mort.


Ce qui fait dire au Baal Shem­Tov que la mémoire, en nous ren­dant contemporain de notre passé, nous fait contemporains de nous-mêmes. Tout au long de nos exis­tences, ces «agendas de la mémoi­re» que sont les Roch Hachana, calendriers et rites de toutes sortes, sont là pour nous redire qui nous sommes et donc ce que nous avons à faire.


D’où la question qui se pose à nous: comment réintégrer vrai­ment et dignement la mémoire de notre existence religieuse et de nos expériences spirituelles dans la trivialité et la banalité de notre vie au quotidien ?


L’exemple du chofar peut illus­trer ce qui peut être l’amorce d’une intégration de la mémoire religieuse dans notre vie. Le prophète Amos disait que «le son du chofar ne pourrait retentir dans la ville sans que la population n’en soit alar­mée» (Amos III, 6). À l’écoute de la sonnerie du chofar, la bonne conscience et l’indifférence danslesquelles nous nous complaisons doivent être rompues. La conscien­ce de nos insuffisances doit jeter le trouble dans nos coeurs et nous ou­vrir la voie de la pénitence. C’est pourquoi l’usage est de sonner le chofar, soir et matin, pendant tout le mois d’Eloul qui précède Roch Hachana.


Le jour de Roch Hachana, dans un silence parfait, un homme pieux et instruit fait retentir les sonneries du chofar que lui dicte le rabbin: trente sons, en trois séries. Sons simples (téqia), cris d’alarme. Sons prolongés et coupés (chevarim), semblables à des soupirs. Sons saccadés (teroua), tels des san­glots. Pour conclure, un son simple prolongé, tel le symbole du bon­heur reconquis.


C’est à cette écoute de la teroua et au déchiffrement qu’elle im­plique que rabbi Shlomo Eliashov nous éveille. «Écouter le son de la teroua», écrit-il, «c’est comme écouter ce que la voix de notre prochain peut nous révéler». Car nous reconnaissons les gens à leurs voix. Elle nous indique, souvent sans que nous y prenions garde, la manière d’être de chacun. En elle se manifestent les accords et les dissonances, la joie ou l’angoisse d’une présence qui cherche à se di­re, voire le souci qui se recueille en un soupir, et le chagrin qui n’ose se dire mais qui finit par prendre forme dans les sanglots. Souvent, la voix de notre interlo­cuteur nous parle plus que son dis­cours, plus que le contenu de ses propos. Il y a, dans certaines dis­cussions, une manière de ne pas écouter, de ne pas laisser résonner en soi la voix de l’autre en fei­gnant de se laisser prendre à la seule cohérence du discours, pour ne pas entendre les soupirs et les sanglots silencieux, les pleurs rete­nus jusqu’à l’étouffement.


Mais inversement, il y a une fa­çon de diminuer, de ligoter et de trahir même notre interlocuteur: c’est de ne pas tenir compte de ce qu’il dit, de la cohérence ou de l’in­cohérence de son discours, pour ne guetter que ses émotions, que ce que sa voix exprime malgré lui, l’enfermer dans le lieu d’où nous croyons qu’il parle. Ainsi en va-t-il de ce qu’on appelle «psychanalyse sauvage» qui, sous le couvert de l’intuition, n’a pour but inavoué que de nous mettre en position de dominer l’autre.


La tégia qui précède et suit la te-roua est un son droit, sans coupure, un appel à une conscience morale qui atteste la droiture de nos résolu­tions, mais aussi la capacité à écou­ter notre prochain avec humilité. La sonnerie du chofar nous rappelle ainsi que la vie spirituelle est d’abord un état de présence respon­sable et attentive à autrui.


Que Hachem entende nos prières et bénisse nos actes. Qu’il nous ins­crive dans le Livre de la vie.


Gmar Hatima Tova

Extrait du journal Actualité Juive n°1177 du 22/0911