« Parasite, le film épatant d’un festival détonnant » par Elie Korchia

Il y a tout juste 80 ans, le 15 mai 1939, Philippe Erlanger prenait la décision de créer un festival international du cinéma en France, en réaction à la Mostra de Venise qui venait de récompenser quelques mois plus tôt le documentaire pro-nazi de Leni Riefenstahl Les Dieux du stade, arrivé ex æquo avec un film italien promu par le fils de Mussolini… 

Fils du compositeur juif français Camille Erlanger, celui qui est alors directeur de l’association française d’action artistique y voit en effet non seulement la possibilité de s’opposer publiquement au palmarès déshonorant de la Mostra mais aussi l’opportunité de fonder sur le territoire français (« à Biarritz, Cannes ou Nice » écrit-il alors dans sa note d’intention) un festival concurrent de grande envergure.

Soutenu dans sa démarche par son ministre de tutelle, Jean Zay, ministre de l’instruction publique et des beaux-arts (qui est d’origine juive par son père et finira lâchement assassiné par des miliciens en juin 1944), Philippe Erlanger devra toutefois attendre 1946 et la fin de la Seconde Guerre mondiale pour assister à la première édition du festival de Cannes.

Parfois critiqué mais jamais égalé depuis, ce festival est devenu au fil des décennies le plus célèbre au monde et sa 72ème édition, qui vient de s’achever, fut à l’évidence un grand cru, à la fois étonnant et détonnant !

Il faut dire qu’entre un Almodovar revisitant son œuvre avec une sobriété et une mélancolie bouleversantes, un Tarantino sortant une nouvelle fois des sentiers battus avec un duo inédit Brad Pitt/Léonardo Di Caprio et un Desplechin s’attaquant pour la première fois au genre du polar, ce festival aura été l’un des meilleurs de ces dernières années.

Outre certains grands habitués comme les frères Dardenne, lauréats du Prix de la mise en scène, de belles consécrations auront aussi émaillé le palmarès cette année, à l’image de celle de la réalisatrice franco-sénégalaise Mati Diop – dont le film Atlantique a obtenu le Grand prix – ou de Céline Sciamma, qui a remporté le Prix du scénario avec son Portrait de la jeune fille en feu.

Que dire enfin de la Palme d’or remise à l’unanimité au génial réalisateur coréen Bong Joon-ho, pour son époustouflant Parasite, qui connaît depuis sa sortie le mois dernier un succès public et critique amplement mérité.

Révélé en 2003 avec Memories of murder – un polar devenu culte qui préfigurait le Zodiac de David Fincher et rendait subtilement hommage à Hitchcock et De Palma – ce cinéaste surdoué nous avait laissés sur notre faim avec ses derniers opus, qui lorgnaient du côté de la science-fiction avec Snowpiercer (sorti en 2013 et adapté de la BD française Le Transperceneige) ou bien dans le registre écolo-fantastique avec Okja (sorti via la plateforme Netflix en 2017).

Mais avec son 7ème long-métrage, Bong Joon-ho éclate aujourd’hui tous les codes et les genres du 7ème art, parvenant avec brio à condenser ce qu’il y a de meilleur dans le cinéma coréen en général et dans le sien en particulier, grâce à une œuvre qui entremêle tout à la fois une comédie sociale, une fable politique et un thriller des plus noirs.

En nous racontant la lente infiltration d’une richissime famille de Séoul par une famille pauvre, qui réussit opportunément et méthodiquement à se substituer à ses employés de maison, le metteur en scène n’oppose pas seulement deux familles au profil et à la destinée opposées, il décrit aussi avec maestria une implacable lutte des classes et réinvente le schéma habituel dominants-dominés.

On n’en dira toutefois pas davantage sur le scénario diaboliquement efficace et sur les nombreux rebondissements qui sont ici orchestrés tambour battant par Bong Joon-ho, lequel avait solennellement demandé aux journalistes à la sortie du film de ne pas le spoiler, afin de laisser les spectateurs découvrir son œuvre avec tout l’effet de surprise recherché.

Admirateur de Chabrol (on pense notamment à La Cérémonie) ou encore de Clouzot, le cinéaste coréen nous aura donc tout simplement épaté avec cette « tragicomédie impitoyable et cruelle », qui fera désormais partie des grandes Palmes d’or cannoises.

Extrait d’Information Juive Juillet/Août 2019