Message du Grand Rabbin de France à l’occasion de Pourim

POURIM: DU SILENCE DE D-IEU A LA JOIE SANS LIMITE

Par Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France

* paru dans Actualité Juive N°1200 du jeudi 1er mars 2012

Le rouleau d’Esther – la meguila – représente un drame qui se déroule selon les règles de l’art. Après un prologue en bonne et due forme, l’action progresse avec une rapidité vertigineuse, sans se laisser arrêter par des descriptions, et elle passionne le lecteur par l’âpre lutte que se livrent les deux protagonistes, Aman et Mardochée. Au moment même où les intrigues d’Aman semblent aboutir et conduire Israël au bord du précipice, la situation se renverse soudain par suite d’un événement banal, l’insomnie du roi. La catastrophe prête à s’abattre sur Israël est conjurée. Aman et ses dix fils sont mis à mort, Mardochée est élevé à la plus haute dignité du royaume; Israël est non seulement sauvé, mais, s’élevant contre l’abjection où l’avait tenu Aman, il devient l’objet de la sympathie et de l’estime générales.


Plusieurs remarques s’imposent à la lecture du rouleau d’Esther. Le livre d’Esther est le seul livre de la Bible où le nom de D-ieu ne figure pas; aucune invocation, aucune prière ne lui est adressée. Pourtant, ce livre est l’objet d’une plus grande vénération que tous les autres livres de la Bible, la Torah (le Pentateuque) exceptée. Comme le dit Maïmonide: «Tous les autres livres tomberont en désuétude, seul, à côté de la Torah, le livre d’Esther survivra; le souvenir de la catastrophe dont nous étions menacés et dont nous avons été sauvés ne s’effacera jamais du cœur de notre peuple».


De plus, il n’y a pas la moindre trace ou mention d’un miracle. Les personnages agissent selon leurs caractères, chaque acteur forge des projets, et prend des résolutions conformes à sa nature; le dénouement, toutefois, provient d’un événement banal, mais providentiel.

C’est dans cette dernière particularité que semblent résider la leçon capitale de la meguila et son enseignement fécond pour les générations à venir. Les temps des miracles sont passés. D-ieu, en se dissimulant – si l’expression est permise – se tiendra derrière la scène d’où il tirera les fils par lesquels se trament les péripéties de la lutte tragique entre Israël et ses ennemis, et c’est à son messager le hasard, en apparence, qu’en dernier lieu il confiera l’arbitrage.


Il faut noter à cet égard que, selon la Tradition, l’histoire d’Esther marque la fin du temps des prophètes. Dès lors que la parole divine n’est plus transmise par la bouche des prophètes, les hommes sont confrontés à une solitude suffisamment profonde pour qu’on voie apparaître – et ce n’est sans doute pas un hasard – les prémices de la philosophie. Mais cette situation nouvelle appelle un travail de deuil. Si le nom de D-ieu n’apparaît plus, c’est à la fois parce que la voix prophétique s’est tue, et parce que D-ieu veut apprendre aux hommes à vivre avec Lui sans « présence » incarnée de Sa parole; il nous faut apprendre à faire le deuil d’une parole qui décide à la place de l’intelligence humaine et mettre cette dernière au service de l’interprétation divine. Cette inquiétude des hommes va se traduire par la naissance de la philosophie et de la science, expressions de la nostalgie de D-ieu, ce qui signifie sans doute que «le discours philosophique peut être une pathétique protestation contre le silence de D-ieu» et que plus tard, au Moyen Âge, la tentation de parler de D-ieu se fera au nom de la lumière naturelle. L’homme se tournera alors vers le monde de la nature.


Mais alors si le nom divin reste imprononçable et si, dans le livre d’Esther, il est absent, c’est peut-être aussi pour nous inciter à nous défaire de toute tentation de mainmise sur le divin à partir de la possession de son nom, et aussi pour déjouer les ruses de la conduite magique qui espère accaparer le divin à son profit. Ce qui justifierait aussi bien l’absence du nom divin dans le texte que l’absence de miracle – de magie – dans l’histoire d’Esther.


Ce qui n’empêche pas les plus grands maîtres d’Israël de souligner l’importance de la gaîté exubérante qui, à l’occasion du festin de Pourim, marque la volonté du peuple juif de se réjouir tout au long de ce jour. Cela, dans un souci d’autodérision qui traduit cette volonté de privilégier le rire et l’humour en abusant du vin, jusqu’à ne plus avoir l’esprit assez clair pour décider si la chute d’Aman ou l’élévation de Mardochée était ce qu’il y avait de plus salutaire. Il s’agit d’avertir tout un chacun de ne pas se prendre trop au sérieux. C’est au moment où le vœu d’Aman d’anéantir Israël se révèle impossible qu’il fait rire, par son inanité même. Et au plus profond, l’homme qui rit de lui-même va vers sa vérité.