Le sens du repentir, par le Grand Rabbin de Paris Michel Gugenheim

« Rabbi Kerouspedaï dit au nom de Rabbi Yo’hanan : trois livres sont ouverts à Roch Hachana : un est celui des véritables impies, un celui des justes parfaits, et un celui des « moyens ». Les Justes parfaits sont inscrits et scellés immédiatement pour la vie, les véritables impies sont inscrits et scellés immédiatement pour la mort, les « moyens » restent en suspens de Roch Hachana à Yom Kipour. S’ils ont mérité, ils sont inscrits pour la vie, s’ils n’ont pas mérité, ils sont inscrits pour la mort. »

Ce passage célèbre du traité Roch Hachana (16b) est un des textes les plus éclairants de la période des dix jours de pénitence, et de la fonction qui leur est assignée. En effet, s’il est certainement présomptueux de se considérer comme un juste parfait, il n’est pas interdit, par contre d’espérer appartenir à la catégorie des « moyens » – Bénonim. Et c’est dans cet espoir que nombre de fidèles s’astreignent, durant ces dix jours, à des efforts exceptionnels dans le registre de la ferveur, de la piété, et de la soumission scrupuleuse aux Mitsvot, escomptant ainsi faire partie de ceux qui mériteront au bout du compte, d’être inscrits pour la vie.

Il est cependant remarquable que Maïmonide, rapportant cet enseignement dans ses Lois sur la Techouva – le repentir (III, 3), précise davantage la nature du mérite dont il importe de se pourvoir : « s’il fait pénitence, il est scellé pour la vie, sinon, il est scellé pour la mort ».

Ainsi, il ne suffit pas en cette période, d’augmenter le nombre des actes de piété, il est indispensable de faire pénitence. Un des maîtres du Moussar, R. Yits’hak Blazer, a opposé à Maïmonide une objection de taille : dans la mesure où le bénoni, le « moyen » se définit comme celui dont le poids des mérites équivaut exactement à celui des fautes (cf. Maïmonide, ib. III, 1), tout mérite venant s’ajouter à son actif ne devrait-il pas suffire à faire pencher la balance, et à lui permettre de troquer son titre contre celui de tsadik, de juste, défini comme celui « dont les mérites sont supérieurs aux fautes » ?

Il est vrai que, selon les dires mêmes de Maïmonide (ib. III, 2), « cette évaluation ne se fait pas d’après le nombre des mérites et des fautes, mais d’après leur importance. Un mérite peut valoir plusieurs fautes comme il est dit (I Rois 14, 13), « car en lui a été trouvé quelque chose de bon », et une faute peut valoir plusieurs mérites comme il est dit (Ecclésiaste 9, 18) : « mais un seul péché perd beaucoup de bonheur ». L’évaluation n’est donc établie que d’après la science du D.ieu des sciences, et Lui seul sait comment estimer les mérites par rapport aux fautes. » Ce calcul des mérites et des méfaits n’est donc pas tant quantitatif que qualitatif. Mais c’est, néanmoins, un calcul : pourquoi dès lors, la pénitence aurait- elle à jouer un rôle différent de n’importe quelle autre mitsva, pourquoi s’avère-t-elle, en la matière, incontournable, indispensable et déterminante ?

Un de mes Maîtres, de mémoire bénie, Rabbi Yts’hak Hutner, a donné sur cette question un éclairage original, qui permet aussi de mieux appréhender le sens de la Techouva, du repentir.

Si le concept de « mérites majoritaires » et de « fautes majoritaires » reposait sur la balance du nombre des mérites et des démérites, celle-ci, sujette à des modifications permanentes, transformerait le statut du juste en impie et, vice-versa, de l’impie en juste pratiquement à chaque instant. Il n’est guère plausible qu’un bilan si variable soit le critère de la valeur d’un homme et du jugement qui lui est réservé. Il semble plutôt que ce concept se réfère en réalité au caractère moral de la personne, à la relation que, du plus profond de son être, celle-ci entretient avec le bien et le mal. Même si un individu, de tempérament patient et doux, se laisse une fois aller à la colère, sa nature n’en reste pas moins, fondamentalement, douce et patiente. De la même façon, un homme peut être globalement porté au bien, quoique, accidentellement, à un moment donné de son existence, le nombre de ses fautes l’emporte sur celui de ses mérites ; son caractère reste enclin majoritairement, à une conduite méritoire. Inversement, on peut être par essence impie, et avoir par hasard et conjoncturellement plus de mérites que de torts à son actif.

Il découle de cette perspective une définition nouvelle et inattendue du bénoni. Il n’est pas qualifié ainsi de « moyen » parce que la somme de ses actes positifs équilibre exactement celle de ses méfaits. Mais parce que de par sa nature, dans le fond de son être, il ne parvient pas à se démarquer du mal pour s’identifier au bien. Moralement et religieusement parlant, c’est un indécis, un perplexe, un indéfini par excellence. Il est clair, dès lors, que l’augmentation du nombre de ses mérites, du fait qu’elle ne modifierait nullement le caractère ambigu de sa relation à D.ieu, ne pourrait, à elle seule, justifier un scellement pour la vie. Aussi, Maïmonide exige-t-il du bénoni une autre sorte d’effort qui a pour nom : Techouva – la pénitence.

Selon une expression usitée et affectionnée par certains maîtres de la génération passée, celle-ci ne consiste pas, en effet, simplement à « devenir meilleur », mais à « devenir différent dans le sens du bien ».

En d’autres termes, ce qui distingue la pénitence de la simple bonne action, c’est que, de par les trois éléments qui la composent – remords d’avoir fauté, abandon de la faute, et engagement pour l’avenir de ne plus récidiver- elle affecte l’ensemble de la personnalité, et la transforme en profondeur. L’engagement pour l’avenir, notamment est beaucoup plus qu’un simple engagement. Il vise à exprimer une rupture totale avec le passé, le point de départ d’une nouvelle existence, dans laquelle il ne saurait y avoir récidive, puisqu’il n’y a jamais eu faute.

Dans cette vision de la Techouva, la description faite par Maïmonide (ib. II, 4) de l’attitude du repentant, qui « change son nom, comme pour signifier : je suis un autre, et je ne suis pas cet homme qui a commis ces actes-là » revêt un relief tout particulier : il ne s’agit pas là d’un comportement symbolique, ni d’une technique permettant au pénitent de fortifier ses bonnes dispositions. Mais c’est la quintessence même de la Techouva qui se trouve ainsi exprimée !

Passer du statut de « moyen » à celui de «juste» par le biais d’une transformation de la personnalité opérée selon les rites de la Techouva : tel est donc l’enjeu, chaque année renouvelé, des dix jours de pénitence.

Puisse cette nouvelle année voir nos efforts en ce sens couronnés de réussite, gage d’une année d’élévation et de bonheur.

Chana tova !