La grande exclusion par Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France

Pourquoi de nouveau, prendre la parole sur la grande exclusion ? Que visons-nous encore en accolant ces deux mots, «grande» et «exclusion» ? Reste-t-il quelque chose à dire au sujet de ce phénomène? Et quel sens a la rencontre entre un rabbin et un acteur social ?

Pour moi, en réalité, la question est inverse. La visibilité de la grande exclusion est toute théorique. En fait, l’urgence sociale qui la sous-tend demeure en grande partie, quant à elle, totalement invisible. Il s’agit donc de savoir comment rompre le silence qui l’entoure, comment sortir de la perversion de l’urgence, qui la détourne pour mieux la masquer, comment faire entendre la souffrance psychique qui se cache derrière ce terme de grande exclusion. Comment imposer cette idée, capitale: on ne tombe pas dans la grande exclusion par hasard, sans un ensemble de carences qui, pour certaines, remontent à l’enfance, pour d’autres surgissent sous les coups du réel.

Qu’entendre toutefois par ces «coups» ? Des accidents de parcours peuvent conduire à la pauvreté, à la précarité, voire à la marginalité, mais pas à la grande exclusion. Pauvreté, précarité, marginalité, grande exclusion. Les mots nous manquent pour distinguer des réalités apparemment proches et pourtant extrêmement éloignées et distinctes les unes des autres. La pauvreté existe depuis la nuit des temps, elle n’a pas toujours conduit à l’exclusion. La grande exclusion comprend trois degrés. La précarité est une situation de grande fragilité, à la limite de la société, à la merci d’un événement malheureux, elle touche les chômeurs de longue durée, les personnes seules et sans ressources, elle est connue des politiques et des travailleurs sociaux. La marginalité est le stade postérieur: une énième rupture, jointe le plus souvent à l’abus d’alcool, ont amené la personne à la rue, qui se bat entre marginalité et précarité, c’est-à-dire connaît la menace de la perte de tout statut social. La grande exclusion constitue le troisième niveau, sans lien nécessaire avec les deux autres dans la mesure où la précarité et la marginalité n’y mènent pas toujours.

Comment la définir alors ? Nous arrivons là à l’idée centrale de cette campagne de l’Appel National pour la Tsedaka, qui est l’un des sens de son combat. Nous entendons faire reconnaître que la grande exclusion est un syndrome. Un ensemble de symptômes cliniques, psychologiques et psychiatriques, ce que pauvreté, précarité et marginalité ne sont pas ou en tout cas pas complètement. Les grands exclus sont des traumatisés. A ce titre, ils n’ont pas de représentation du corps, du temps ni de l’espace. Ils ne connaissent ni le soi ni l’altérité. Ce sont des malades psychiques que notre société n’a pas su prendre en charge quant il en était encore temps et qu’elle ne veut toujours pas regarder à présent qu’ils sont à la rue, sans secours, sans structure, sans soins. La grande exclusion est aujourd’hui un problème médical avant d’être un problème social. Avant de disparaître de la société, il faut disparaître à soi-même, ne pas avoir acquis ou avoir perdu la perception de son corps, de ses limites, le sentiment même de son existence.

Quand serons-nous prêts à envisager les ombres de nos rues de cette manière, à les voir comme des blessés psychiques qu’il est du devoir de la société de soigner ? Quand apprendrons-nous à voir l’urgence ?