Kol Nidré : Un étonnant prologue, par Michel Gugenheim, Grand Rabbin de Paris

 

L’un des temps forts de Yom Kippour est, sans conteste, la récitation, solennelle et émouvante, de Kol Nidré. Introduction à l’office du soir auquel d’ailleurs il donne son nom, ce texte marque aussi pour le fidèle le début de la fête et amorce une tension qui ne se relâchera que vingt-quatre heures plus tard. A ce titre, il m’a paru opportun, en guise d’éditorial, d’en préciser ici la signification, ainsi que de rendre compte des raisons qui lui ont valu une position aussi éminente dans la liturgie juive.

 

A la différence des prières fondamentales de notre rituel, Kol Nidré ne fait l’objet d’aucune institution rabbinique proprement dite. Il s’agit, en fait, d’une initiative, à l’origine purement locale, qui a fini par s’imposer à l’ensemble du monde juif.

 

Attesté pour la première fois au IXe siècle dans les écrits des Gaonim de Babylonie comme un usage ayant cours «dans d’autres pays», Kol Nidré y est présenté comme une déclaration ayant pour but d’annuler voeux et serments, prononcés durant l’année écoulée. Or, s’il est vrai que la procédure d’annulation de voeux – Hatarat Nedarim -, existe dans le droit rabbinique, elle est soumise à de multiples conditions qui sont loin d’être réunies lors d’une simple lecture publique de Kol Nidré. Pour cette raison, les maîtres de Babylonie (tels que Rav Netrounay, Rav Amram, Rav Hay Ben Rav Na’hchon) se montrèrent violemment hostiles à l’introduction d’un tel rite. Mais, curieusement, cette opposition ne parvint pas à freiner sa diffusion. Dès le douzième siècle, il semble généralisé en France et en Allemagne. Par contre, à la fin du quatorzième, le Ribache de Saragosse mentionne encore l’usage catalan de ne pas dire Kol Nidré. Il ne s’agissait là, cependant, que d’un combat d’arrière-garde, puisque, dès 1340, l’auteur des Tourim, résumant la question, conclut : «Mais déjà la coutume s’est répandue partout de le dire.»

 

Il est, par ailleurs, intéressant de noter la contribution française à la légitimation de Kol Nidré. Pour résoudre le problème posé par la non-validité de l’annulation des voeux, Rabbi Méir ben Chemouel, gendre de Rachi, et, après lui, son fils, Rabbénou Tam, décidèrent de corriger le texte ancien, révolutionnant ainsi le caractère de l’annulation. Selon eux, il ne s’agit pas d’annuler les voeux déjà prononcés, mais ceux que, par inadvertance, on serait amené à formuler ultérieurement. Une telle invalidation par anticipation est parfaitement légale (son principe est déjà consigné dans Nedarim 23b), pourvu qu’elle ne s’adresse pas à des engagements pris envers un tiers – dans le cadre d’un procès, par exemple. Bien que d’autres auteurs (dont le Roch sur la fin de Yoma) soient, plus tard, parvenus à justifier l’ancienne version, l’autorité de Rabbénou Tam fut telle que sa correction fut adoptée dans le monde achkenaze, et figure aujourd’hui dans la plupart des livres de prière de ce rite. Par contre, les communautés d’Afrique du nord, (suivies en cela par les Achkenazim installés en Israël) ont eu à coeur de se conformer aux deux opinions et ont intégré dans le texte les deux formules, annulant ainsi, à la fois les voeux de l’année écoulée «depuis le dernier Kippour jusqu’à celui-ci» et ceux de l’année à venir « depuis ce Kippour jusqu’au Kippour de l’an prochain.»

 

Il apparaît ainsi clairement que Kol Nidré consiste simplement en une déclaration d’annulation, au caractère strictement halakhique et même technique. Dès lors, sa situation privilégiée, sa mise en exergue à un des moments les plus sensibles de la vie religieuse ont de quoi surprendre. Quant à la raison d’être de la mélodie, aux accents douloureux ou pour le moins pathétiques, qui accompagnent de façon apparemment si incongrue cette procédure d’annulation, elle relève carrément du mystère…

 

Pour résoudre cette double énigme, on entend souvent avancer la théorie selon laquelle Kol Nidré aurait été institué pour délier les marranes des voeux qu’ils avaient été contraints de prononcer sous les menaces de l’Inquisition. En l’état, une telle thèse est insoutenable, puisque, nous l’avons montré, l’élaboration de ce texte remonte à une époque bien antérieure. En outre, aucun indice matériel n’a pu étayer un tant soit peu cette idée.

 

En réalité, l’institution de Kol Nidré vient exprimer et illustrer l’importance incommensurable attribuée par le judaïsme à la parole. L’expression de la Genèse (2 7) : «Et l’homme devint un être vivant» est traduite par Ounkelos : «Un souffle parlant», signifiant ainsi que la parole représente la dimension humaine par excellence. En effet, la spécificité de l’homme est de réunir en un seul être un corps et une âme, de la matière et de l’esprit. Or, la parole est la résultante de ces deux composantes, le carrefour et la synthèse de l’intelligence et du corporel. Dès lors, faillir par le verbe constitue pour un homme une faillite essentielle. C’est pourquoi, dans certains cas, «parler avec sa bouche est plus grave qu’accomplir un acte» (Michna Erkhin 15a). Et c’est aussi le sens de cet effroyable enseignement talmudique (Chabat 32b) : «Rabbi dit : c’est à cause du péché (de profanation) des voeux que meurent les enfants en bas-âge, ainsi qu’il est dit (Ecclésiaste, 5,5) : «Ne permets pas à ta bouche de faire du tort à ta chair… pourquoi D.ieu s’irriterait-Il au son de ta voix, et détruirait-Il l’oeuvre de tes mains ?» – Quelle est, par excellence, l’oeuvre des mains de l’homme ? – ce sont ses fils et ses filles». L’homme génère la parole, ajoute le Maharal, comme il engendre ses enfants : rien ne lui est plus lié intimement que son dire d’une part, que ses enfants d’autre part. S’il ne parvient pas à donner vie et existence à ses propos, à ses engagements, au «fruit de ses lèvres» (Isaïe 57,19), il risque de provoquer la mort du «fruit de son ventre» (Genèse 30, 2).

 

Aussi, le Choul’han Aroukh prescrit-il (Yoré Déa 203, 1 et 3) : « Quiconque formule un voeu, même s’il le respecte est appelé impie et pécheur… Celui qui prononce un voeu, c’est comme s’il édifiait un haut-lieu sur lequel la Tora interdit d’offrir des sacrifices, et s’il maintient ce voeu c’est comme s’il offrait dessus un sacrifice, car il est préférable de demander l’annulation du voeu.» En effet, non seulement, il prend inutilement le risque de commettre une infraction très grave, mais aussi, en s’imposant des interdits auxquels les autres ne sont pas soumis, il se distingue et se sépare de la communauté, de même qu’un dissident préfère offrir ses sacrifices sur son autel privé (Maharal sur Nedarim 22a et sur Tour ib.).

 

On conçoit, dès lors, qu’au moment même d’affronter le jour entre tous redoutable, celui où sera scellé définitivement le jugement de chacun pour l’année à venir, la conscience juive ait tenu à s’affranchir, dans la mesure du possible, des pénalités encourues à l’occasion de voeux inconsidérés. D’où l’annulation des voeux et serments, passés et futurs. Mais cela ne saurait suffire : nombreux sont les voeux sur lesquels l’annulation n’a pas de prise, et puisque la formulation d’un voeu est en elle-même répréhensible, et à plus forte raison sa profanation, même involontaire, absolution doit en être demandée à D.ieu. Aussi le texte de Kol Nidré peut-il aussi être lu et compris comme une supplique : «Nos voeux ne sont plus des voeux» – par l’effet de notre annulation, ou, tout au moins, puissent-ils être considérés à Tes yeux comme tels, pour que Tu n’aies pas à nous sanctionner. (Il est, du reste, à noter qu’à l’époque des Gaonim Rav Hay avait modifié le texte de Kol Nidré, de manière à lui conférer explicitement, et exclusivement, ce sens de prière. Un maître espagnol, le Ritva, quant à lui, (cité dans les Responsa du Rivach, n° 394) émet l’avis que même dans sa version actuelle, Kol Nidré n’est pas autre chose qu’une demande de rémission pour les infractions involontaires à la législation sur les voeux.)

 

Cette dualité de sens prêtée à Kol Nidré permet de justifier le caractère poignant de la mélodie qui accompagne le texte : les mots expriment une déclaration d’annulation, et la musique – une supplication ardente…

 

Mais cette musique est porteuse encore d’un troisième sens : dévoilé par l’interprétation cabalistique, il permet de mieux comprendre l’élan mystérieux dont a bénéficié Kol Nidré au cours des siècles. D’après Baba Batra 74a, l’exil du peuple juif a fait l’objet d’un serment divin ; si bien que son achèvement est subordonné à l’annulation de ce serment. Dans cette perspective, le chant de Kol Nidré exprime la clameur d’un peuple écrasé de souffrances, et qui plaide, en filigrane et de manière allusive, pour que D.ieu accepte d’annuler Son serment de même que tous les fidèles annulent publiquement ceux qu’ils ont pu prononcer. Ainsi, c’est toute l’histoire d’Israël qui est en question à Kol Nidré !

 

A l’appui de cette thèse, on notera qu’un même type de prière allusive est déjà fourni par 1e choix de la lecture de la Tora de l’office de Min’ha de Yom Kippour : consacrée à la défense de «dévoiler les nudités», elle vise aussi, selon 1e Midrach, à supplier D.ieu de ne pas mettre à jour la nudité des péchés du peuple juif.

 

C’est donc dans la conviction de la magie de la parole que nous devons aborder la fête du Grand Pardon. Puissante, elle engage D.ieu Lui-même ; elle crée des interdits, dont l’infraction est gravissime. Instrument privilégié de communication avec autrui, elle permet également le dialogue avec D.ieu. Elle sert enfin à exprimer les résolutions prises dans les profondeurs de l’âme, elle est l’aboutissement ultime et indispensable du repentir (Techouva) par le truchement de la confession (Vidouy).

 

Atout majeur du Juif à Yom Kippour, c’est elle qui sera le vecteur du pardon tant souhaité et annoncé dans le verset (Nombres 15, 26) qui est lu, tel un programme, en conclusion justement de Kol Nidré : «Et il sera pardonné à toute la communauté des enfants d’Israël, et à l’étranger qui séjourne parmi eux.»

 

Pardon qui nous fera bénéficier de la faveur divine tout au long de l’année qui vient.

 

Chana tova !