Kippour ou notre feu intérieur, par le Grand Rabbin de Paris, Michel Gugenheim

« Car en ce jour, Il vous pardonnera pour vous purifier ; de tous vos péchés vous serez purs devant D. » (Lévitique 16, 30). Ce verset, qui semble doter le jour de kippour d’une vertu expiatrice quasi-automatique doit être, en vérité, interprété avec circonspection. Ainsi que le souligne Maïmonide dans son Code, à plusieurs reprises, le pardon ne peut être octroyé qu’au prix d’un effort de volonté considérable, qui aboutit au repentir, à la techouva : « … Le jour de kippour, par lui-même, apporte l’expiation à ceux qui se repentent, comme il est dit : « car en ce jour il vous pardonnera » (« Lois de la techouva« , 1,3). Et encore : « le jour de kippour est le temps du repentir pour tous, pour le particulier comme pour la collectivité ; et il constitue le terme final du pardon et de l’absolution pour Israël. C’est pourquoi tous ont l’obligation de faire pénitence et de se confesser le jour de kippour » (ibid. 2, 7).

Cet éclairage, intellectuellement satisfaisant, en ce qu’il confirme que rien ne s’acquiert sans effort, soulève toutefois une difficulté importante : si l’exigence de repentir est maintenue même à kippour, à quoi sert donc le pouvoir expiateur spécifique de cette solennité, et en quoi consiste-t-il ? Le repentir n’entraîne-t-il pas, par lui-même, la rémission des fautes, quel que soit le moment de l’année où il se produit ? D’ailleurs, l’appel à D. par chaque individu, pour qu’il favorise la réalisation d’une techouva chelema -un retour total- ne fait-il pas partie de la prière quotidienne ?

Il semble que Na’hmanide -le Ramban- dans son commentaire sur la Tora (Lévitique 23, 24) a résolu ce problème dans une formule lapidaire : « yom kippour est un jour de miséricorde dans le jugement ». Cela pourrait signifier qu’en ce jour D. accueille plus favorablement le repentir des hommes, qu’il se montre moins pointilleux quant à la qualité de ce retour. Mais il resterait alors à préciser selon quels critères et d’après quelles modalités s’opère cette étonnante combinaison de la miséricorde et de la justice.

Un midrach surprenant, cité et commenté par le fameux Maharal de Prague dans un sermon prononcé le jour  de chabbat chouva de l’an 5344 (1583), ouvre à ce sujet, des horizons insoupçonnés : « et le bouc emportera sur lui » (Lév. 16, 22) : le Saint-Béni Soit-il prend toutes les fautes d’Israël et les charge sur Esaü l’impie, car il est dit : « et le sa’ir (bouc) emportera sur lui », et sa’ir ne désigne personne d’autre que Esaü dont il est dit (Genèse 27, 2) : « voici mon frère Esaü est un homme sa’ir (velu) » ; – « toutes leurs fautes » : Esaü dit : quelle force ai-je donc pour que Tu me charges de toutes les fautes de Jacob mon frère ? A cet instant, le Saint-Béni Soit-il prend leurs fautes et les charge sur Ses vêtements qui deviennent rouges… Il se met à les nettoyer jusqu’à les rendre tout blancs » (Yalkout Chim’oni, 576).

Esaü, ancêtre des ennemis d’Israël tout au long des générations, incarne également, dans ce midrach, la tentation du mal qui entraîne Israël sur la pente du péché. « Yetser hara' » et « sa’ir » fait remarquer le Maharal, ont même valeur numérique. La cérémonie si particulière du « bouc émissaire » qui se déroulait à yom kippour au temps où le Temple existait, signifiait que la responsabilité des péchés d’Israël incombait en fait à cette tentation, considérée comme une force extérieure à lui. Comme l’exprimait si bien rabbi Alexandri dans la conclusion de sa prière quotidienne : « Maître du Monde, il est bien évident pour Toi que notre volonté est d’accomplir Ta volonté. Mais qui nous en empêche ? -le levain qui est dans la pâte (la tentation qui agit sur l’individu) et l’asservissement aux Nations. Puisses-Tu accepter de nous en affranchir, et nous recommencerons à accomplir les préceptes de Ta volonté d’un cœur entier » (Berakhot 17a).

Ainsi, le jour de kippour, D. consent à admettre qu’il existe une dichotomie entre l’individu et son yetser hara’ ; et Il accepte de rejeter la faute sur cette force, nourrie exclusivement de stimulations extérieures, et, notamment, de l’environnement religieusement polluant dans lequel Israël est placé depuis son exil, et son départ pour la Diaspora. Et voici comment Esaü, qui rendit si souvent Israël responsable de tous ses maux, se retrouve, à son tour, dans le rôle du bouc émissaire !

Cependant, poursuit le midrach, Esaü se révolte : doit-il en toute justice, assumer toutes les fautes d’Israël ? Celui-ci ne pouvait-il résister à certaines sollicitations ? N’a-t-il pas, pour le moins, une part de responsabilité ? Alors, peut se produire, à yom kippour, un miracle supplémentaire : c’est D. lui-même qui « endosse » la paternité des fautes d’Israël. Dans la symbolique midrachique, les vêtements divins désignent Ses attributs, les manifestations de Sa volonté dans le monde, Sa manière de régir l’Histoire : c’est Lui qui a créé les conditions et les circonstances de la faillibilité du peuple juif. Revêtus ainsi par D., les vêtements ne pourront conserver leur couleur rouge, synonyme de profanation et de honte. Car ramené à D., infaillible par excellence, et source de pureté et de purification, le péché est un non-sens.

Il résulte de ce midrach que l’irruption de la miséricorde dans la justice se traduit par une vision qui prend en compte, dans l’accomplissement de la transgression, les facteurs qui ont concouru à la tentation et à l’épreuve, afin d’accorder des circonstances atténuantes, qui peuvent aboutir à l’exonération de peine pure et simple. Toutefois, cette indulgence repose sur la proclamation incontournable du fond intrinsèquement bon et pieux de chaque individu en Israël. Dès lors, l’exigence de techouva, qui est, nous l’avons vu, maintenue à yom kippour, revêt tout son sens : par son canal, chaque juif est à même de donner vie et expression à cette partie la plus intime de son être. L’enjeu du repentir de yom kippour diffère donc de celui pratiqué durant l’année : d’habitude c’est de sa réalisation, parfaite, totale, que dépend l’effacement de la faute. Mais à kippour, même si le remords n’est pas puissant au point de faire disparaître la trace du péché, la volonté qu’il exprimera d’obéir à D. et l’identification à son moi véritable, infiniment désireux de servir D., permettront d’occulter la responsabilité du pécheur.

  Ce midrach, enfin, laisse entendre que la miséricorde divine opère, en ce domaine, par paliers : il existe différents degrés de pardon. Etant fonction de la capacité de chacun à faire affleurer sa piété profonde, elle dépend donc de l’intensité de la manifestation de ce désir de rapprochement avec D..

Cette clarification du rôle complémentaire joué par la techouva et yom kippour permet de mieux cerner l’objectif qui devrait être le nôtre durant les dix jours redoutables : initier, du plus profond de nous-mêmes, un véritable élan, faire jaillir le plus fort possible notre feu intérieur, afin de mieux saisir cette chance inestimable qui, un jour par an, nous est ainsi offerte.

C’est ce que je souhaite à l’ensemble de notre Communauté !

 

Chana tova !

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