Vers un dépassement de l’ordre ?, par Michel Gugenheim, Grand Rabbin de Paris

La première nuit de Pessah (de même que la seconde, en Diaspora) cristallise la quintessence de la fête, en constitue la période la plus solennelle, la plus marquante, la plus sacrée. Elle a pour nom, traditionnellement : nuit du Séder – de «l’Ordre».

 

C’est qu’en effet elle est l’occasion d’un cérémonial extrêmement élaboré, au cours duquel les rites s’enchaînent selon une ordonnance très stricte et particulièrement étudiée. Cette ordonnance est, d’ailleurs, mise en valeur dès le début de la soirée par la lecture d’une sorte de poème qui joue le rôle de programme, et où chaque terme désigne une des étapes du Séder. Mais le fait que nos Maîtres aient tenu à souligner l’importance de cet agencement, au point de l’ériger en intitulé du rituel, intrigue et interpelle : pourquoi placer cette soirée sous le signe de l’ordre? Doit-on y voir un exemple à imiter, ou bien, au contraire, une autre de ces particularités par lesquelles «cette nuit se distingue de toutes les autres nuits» ?

 

Cette question conduit, en vérité, à s’interroger sur la conception générale de l’ordre selon le judaïsme. Elle a été traitée de manière très originale par Rav. S.Y. Zevine qui a vécu au siècle dernier, qui fut membre du Conseil Rabbinique Supérieur d’Israël, et auteur de nombreux ouvrages.

 

Le peuple juif n’a pas spécialement la réputation d’être un adepte de la discipline et de l’organisation… Il est pourtant clair que la notion d’ordre est fondamentale dans la Thora.

 

En effet, la Thora est «Loi» par excellence, et toute loi, par définition vise à instaurer un certain ordre. Ainsi, le respect des commandements organise le cadre de notre vie, placée dès lors sous l’égide de la droiture, de la pureté, de la sainteté. L’impiété, l’impureté, la profanation doivent rester étrangères á notre existence. Qu’il y ait interpénétration, et c’est le désordre, le péché, le Mal tout simplement. Du point de vue de la structure interne de la législation, également, quiconque est familiarisé quelque peu avec l’économie de la Thora, sait á quel point elle est ordonnée, agencée dans le moindre détail.

 

Toutefois, certains faits ne cadrent pas totalement avec cette présentation idéalisatrice de l’ordre. Ainsi, le Talmud (Pessa’him 6b) souligne qu’il n’y a pas d’ordre chronologique dans la Thora. Et il est frappant de constater la même anomalie dans le texte rédigé de la Thora orale, la Michna (cf. Baba Qama 102a). Par ailleurs, nos Sages ont souvent exprimé l’idée qu’Israël, par essence, échappe à la normalité, à l’ordre établi : «Cette nation est comparée [à la fois] aux étoiles et à la poussière: quand elle s’élève, elle monte jusqu’aux étoiles; quand elle déchoit, elle s’abaisse jusqu’à la poussière.» (Meguila 16a).

 

En réalité, il existe deux catégories de «non-ordre»: d’une part le désordre proprement dit, qui constitue, incontestablement, une imperfection, une défaillance, un mal. Mais d’autre part, à un niveau bien supérieur, le non-respect de l’ordre peut signifier progrès, dépassement, voire perfection. Ces deux dimensions apparaissent très concrètement dans le domaine de la justice, du droit civil. Commettre un vol constitue de toute évidence, une atteinte à l’ordre, et par là, un acte condamnable ; l’objet dérobé est un objet déplacé. Rendre justice, faire procéder à la restitution de ce bien signifie rétablir l’ordre. Du reste, la justice est appelée en hébreu : Michpat – terme qui connote également le bon ordre, la correction. Mais la charité, la Tsedaka – acte méritoire s’il en est – ne représente-t-elle pas aussi un manquement á l’ordre ? L’objet du don n’est-il pas déplacé, ne quitte-t-il pas son propriétaire ?! Il s’agit là, en vérité, d’un dépassement de l’ordre. 12 On constate ainsi que justice et charité – Michpat et Tsedaka – s’opposent et se complètent. Et de même que ces deux termes sont souvent cités dans la Bible, dans une acception élargie, par référence à l’ensemble des préceptes de la Thora, de même ces deux dimensions de l’ordre et du «non-ordre» embrassent-elles tous les comportements, tous les secteurs de la vie morale et religieuse.

 

La démarche du Michpat est simplement légaliste ; celle de la Tsedaka vise à aller au-delà de la lettre, en direction de son esprit : Lifnim Michourat Hadin – au-delà de la ligne tracée par la Loi.

 

A titre d’exemple, quand on s’abstient de profaner le Chabbat, on évite un très grave désordre: le sacré et le profane restent séparés. Mais si la sainteté du Chabbat parvient à déborder sur la semaine, c’est encore mieux et plus que l’ordre. De même, quand les soucis de la vie quotidienne s’insinuent dans la maison d’étude, et lorsque le «bruit de la rue» résonne dans la synagogue, règne la confusion. Mais si, à l’inverse, l’élévation spirituelle, acquise dans l’étude et la prière, reste vivace durant les occupations temporelles, l’ordre est bousculé et surpassé.

 

On comprendra, dès lors, que la fête de Pessa’h commémore l’histoire d’une progression sur l’échelle de l’ordre.

 

L’exil d’Egypte, comme tout exil, est en soi l’expression d’un immense désordre : un peuple est déplacé, retenu hors de sa terre, contraint à la condition d’étranger. La première nuit de Pessa’h, date anniversaire de la sortie d’Egypte, célèbre la restauration de l’ordre : telle est la signification profonde du «Séder» ! Quant au Septième jour de Pessa’h – anniversaire du passage de la mer Rouge, où la terre sèche empiéta sur la mer, où «la moindre servante eut la vision prophétique de ce que même Ezéchiel ne vit pas» –

 

Il marque, quant à lui, l’avènement d’un monde qui se situe au-delà de l’ordre. 13 Car, et c’est là la leçon essentielle, cette progression elle-même doit s’opérer dans l’ordre! On ne peut dépasser l’ordre, sans l’avoir préalablement restauré, de même qu’on ne saurait accomplir la charité avec de l’argent volé. Il est nécessaire d’être propriétaire de ses biens pour pouvoir les céder…

 

Ces trois étapes sont évoquées au cours du Séder par les trois symboles- clés de la première nuit de Pessa’h. Le Maror, (les herbes amères), représente l’exil et l’oppression: le désordre initial. La Matsa, (le pain azyme), rappelle la sortie d’Egypte, marquée par la précipitation des Hébreux dont «la pâte n’eut pas le temps de fermenter»: c’est la restauration de l’ordre. Pessa’h, (l’agneau pascal), dont le souvenir est concrétisé sur le plat du Séder par un os grillé, et qui symbolise le passage divin au-dessus des maisons juives, fait référence au contexte surnaturel dans lequel s’opéra la délivrance: c’est la révélation d’un monde situé au-delà de l’ordre.

 

A y bien réfléchir, l’Histoire entière du peuple juif et de l’humanité, ainsi que le contenu même de leur mission et de leur entreprise, morales et religieuses, peuvent se résumer à cette triple tension du désordre, de l’ordre, et de «l’au-delà de l’ordre». Jusqu’aujourd’hui – et nous l’avons vécu douloureusement encore dernièrement – Israël est soumis au désordre. Même si au sein du désordre, jaillissent de temps à autre des éclairs qui proviennent d’un monde supérieur à l’ordre, il ne peut s’agir là d’un aboutissement. A nous de rééditer l’événement pascal : d’abord retrouver l’ordre, pour être à même, ensuite, de le dépasser.

 

Tel est le sens de la prophétie d’Isaïe (1,27) : «Sion sera rachetée par la justice» (Michpat), et après seulement, «ceux des siens qui reviendront le seront par !a charité» (Tsédaka).

 

‘Hag saméa’h!