Leurs yeux ont vu, leurs bouches ont parlé. Regardons-les, écoutons-les, encore et toujours.

Dans leurs yeux toujours ouverts, le regard troublant de ceux qui ont vu l’horreur indicible et inhumaine. Sur leurs bras affaiblis, la marque indélébile de l’infamie. Dans leurs cœurs déchirés à jamais, la brisure d’une vie foudroyée par l’enfer. Dans leurs esprits meurtris, les souvenirs des pleurs, des peurs et des cris. Dans leurs bouches qui parviennent encore à sourire, ces mots si justes, si forts, si terribles qui témoignent sans cesse depuis plus de soixante-dix ans de l’innommable, de l’indescriptible, de l’inexplicable.


Ces derniers rescapés de la Shoah survivent depuis plus de vingt-cinq mille jours pour nous permettre de savoir, de transmettre, de ne pas oublier. Jamais. Ils n’en finissent pas de se rappeler de ce qui ne peut pas être effacé, de raconter ce qui ne peut pas se comprendre, de parler de ce qui est si douloureux d’entendre. Et notre devoir est de de continuer à les écouter, à les regarder, à les aimer, mais plus encore de faire écouter nos enfants, encore et toujours.


Ces derniers survivants de la mort ne sont plus qu’une poignée pour parler au nom des six millions des leurs, des nôtres, qui n’ont pas de sépultures et souvent pas de descendants pour faire vivre leur mémoire.


Ces derniers témoins directs de ce que l’homme a pu commettre de pire ne seront bientôt plus là pour le répéter, encore et toujours. Ce sera alors à nous, les témoins des témoins, de tenter de le faire à leur place. Avec nos mots qui bien sûr ne pourront jamais être les leurs. Mais nos enfants, et nos petits-enfants, sauront que nous les avons encore connus. Que cet enfer absolu qu’ils ont vécu n’était finalement pas si éloigné. Que c’était hier. Et que rien ne peut assurer que ce ne sera plus jamais demain.


En ce jour de Yom Hashoah, où la vie s’arrête quelques instants partout en Israël sous le hurlement strident des sirènes destinées à réveiller les mémoires et les consciences, nous avons encore la chance et le devoir impérieux de voir ces regards, de recueillir ces récits.  Combien de temps encore ? Combien de survivants seront avec nous l’an prochain ? Chacune de ces commémorations vécues en leur compagnie peut désormais être la dernière. Au crépuscule de leurs longues et douloureuses vies, ces rescapés des camps de la mort voient leurs derniers camarades fermer pour toujours ces yeux qui ont tant vu d’horreurs. Nos pensées vont d’abord vers eux. Regardons-les et écoutons-les, encore et toujours. Tant que cela sera possible.


A l’heure où malgré Auschwitz, Treblinka et Majdanek, des juifs continuent aujourd’hui d’être assassinés simplement parce qu’ils sont juifs, à Paris ou à Jérusalem, que doivent penser ces derniers témoins de l’horreur, eux seuls qui savent jusqu’où cette haine antijuive peut conduire l’humanité toute entière ?

Philippe Meyer

Membre du Conseil du Consistoire de Paris