Les trois mots-clef de la Haggada, par le Rav Michel Gugenheim, Grand Rabbin de Paris

Les professionnels modernes de la communication ont attiré l’attention sur la force des symboles ainsi que sur le poids des mots, incitant tous ceux qui veulent « faire passer » un message à trouver le mot-clef, l’expression qui fait mouche.

Cette préoccupation ne semble pas étrangère à l’enseignement de Rabban Gamliel (Pessahim 116 a et b) que l’on cite durant la nuit du Séder:« Quiconque n’a pas dit ces trois choses à Pâques, n’est pas quitte de son obligation.

Et les voici : Pessah, matsa et maror »: le sacrifice pascal, le pain azyme, et les herbes amères.

L’idée est ainsi suggérée que cette trilogie s’inscrit dans un système dont la valeur symbolique permet, à elle seule, d’exprimer la quintessence de la fête de Pessah. C’est ce système que nous nous proposons de décrypter ici.« Rabbi Eliézer Hakapar dit : la jalousie, le désir et (la recherche de) la gloire expulsent l’homme du monde » (Avot 4.28).

Il est remarquable que cet adage fameux se soit vérifié dès le début de l’histoire humaine. En effet, le péché originel trouve, selon les termes même de l’Ecriture, sa source dans le désir, dans le penchant aux plaisirs des sens : « La femme vit que l’arbre était bon à manger, qu’il était désirable aux yeux, et plaisant à contempler : elle prit de son fruit et en mangea, elle en donna aussi à son mari avec elle, et il en mangea » (Genèse 3,6).

Ce qui leur valut d’être chassés, expulsés, de ce monde à part qu’est le paradis. Peu après, Caïn tue son frère Abel. Ce meurtre a, quant à lui, pour origine incontestable, la jalousie :« …mais pour Caïn et son oblation, Il n’eut pas d’égard. Caïn en éprouva une grande colère et son visage fut abattu. » (ib. 4, 5).

Là encore, la fauteeut pour conséquence une mesure d’expulsion, assortie d’une défense de sédentarisation : « Errant et vagabond tu seras sur la terre » (ibid., 12). Enfin, la recherche de la gloire apparaît comme le principal mobile des promoteurs de la Tour de Babel : « Ils dirent : Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont la tête soit dans les cieux, et faisons-nous un nom » (ib. 11, 4). Et cette entreprise se solda, là encore, par une forme de bannissement : « Et Dieu les dispersa de là sur la surface de toute la terre. » (ibid. 8).

Ainsi, l’humanité a très vite expérimenté, à ses dépens, la gravité des trois vices dénoncés par le Traité des Pères. C’est que la recherche des honneurs représente, consciemment ou non, une injure à la souveraineté divine, un refus de Son autorité. La jalousie, quant à elle, est le ferment de toutes les dissensions, de tous les conflits et met en péril toute existence en collectivité. Et la concupiscence ravale l’homme au rang de la bête, et constitue de plus une menace pesante pour la vie conjugale et, plus généralement, pour la cellule familiale.

Dans cette perspective, il parait pertinent de supposer qu’au moment de la sortie d’Egypte – événement fondateur d’Israël en tant que nation, avènement pour lui d’un monde nouveau, et inaugurant une nouvelle période de l’histoire universelle -Dieu ait voulu prémunir Son peuple contre ce triple danger, susceptible de lui faire perdre un paradis tout juste retrouvé.

Pour ce faire, Il lui offrit trois mitsvot-symboles, destinées à l’immuniser contre ces trois tentations perverses. Le sacrifice pascal – qui porte le nom de Pessah pour souligner que le Saint-Béni-Soit-Il « a passé par-dessus » (‘Passah’) les maisons des Hébreux en Egypte comme il est dit (Exode 12,27): « Et vous direz: c’est le sacrifice de Pessah en l’honneur de Dieu, qui a passé par-dessus les maisons des enfants d’Israël en Egypte, alors qu’Il frappait les Egyptiens, et Il a sauvé nos maisons » – revêt, dèslors, une signification toute neuve. Rappelons en effet que pour mériter ce « saut »divin, chacun des enfants d’Israël avait auparavant badigeonné de sang le linteau et les poteaux de la porte de sa maison.

Or le linteau symbolise le toit, dont la fonction est de protéger les biens de l’individu, de même que les poteaux délimitent le territoire revenant à chacun. Les marques sanglantes qui apparaissaient uniformément sur toutes les maisons exprimaient donc une reconnaissance, unanime et mutuelle, des droits de chaque citoyen de la nouvelle nation, et la condamnation catégorique de la jalousie. L’expression de cette condamnation- qui donne tout son sens à ce rite apparemment bien mystérieux- parce qu’elle préservait, à l’avenir, l’esprit de concorde et de solidarité au sein du peuple, justifie ainsi pleinement « qu’Il ait sauvé nos maisons ».

Le message de la matsa, lui, est transparent : même le jour de leur délivrance, les Hébreux ont dû se contenter de ce ‘pain de misère’, car « ils avaient été chassés d’Egypte sans pouvoir s’attarder » (Exode 12, 39), congédiés comme de vulgaires esclaves.

Cette servitude dans l’affranchissement devait leur servir à tout jamais de leçon salutaire, et les prémunir contre le péché d’orgueil. Le maror, enfin, vise à lutter contre la tentation des sens. Cette herbe amère est, selon l’expression talmudique, douce à l’origine, et ne devient amère qu’en fin de croissance. Or, cette même expression est utilisée aussi (Talmud de Jérusalem,Chabat, 14) pour qualifier le Yétser Hara, le mauvais penchant : doux au début, amer à la fin. Le plaisir des sens n’est-il pas particulièrement fugace ? N’est-il pas souvent suivi de désagréments non seulement d’ordre moral – le remords, les scrupules – mais aussi physique ? C’est le Yétser Hara, l’attrait de la jouissance physique qui, en provoquant, nous l’avons vu, le péché originel, a introduit la mortalité dans le monde. Aussi n’est-il pas étonnant que la valeur numérique du mot hébreu Maror égale celle de Mavet– la mort ! De même comprend-on, selon ce schéma, que le maror – à l’opposé du sacrifice pascal et du pain azyme – ne fasse pas l’objet d’un commandement de la Tora en soi, mais qu’il soit requis seulement comme un accompagnement, comme une garniture pour le sacrifice pascal. En effet, le désir, les pulsions, n’ont pas de sainteté intrinsèque. Mais il incombe à tout homme de les affecter au service de Dieu, soit en les mettant à contribution dans l’accomplissement des actes religieux, soit en transformant des comportements purement naturels en autant de moyens de mieux exécuter la volonté divine : manger, boire, ou dormir pour disposer de forces neuves et d’un corps sain capable de s’investir davantage dans l’étude et la prière, revient à sublimer ces fonctions a priori profanes.

C’est cette association du sacré et du profane ainsi sanctifié, qui est symbolisée par le maror, et notamment par sa consommation en « sandwich », telle que la pratiquait Hillel. Préserver l’acquis spirituel d’une nation naissante, et lui éviter les erreurs catastrophiques commises par l’humanité à l’aube de son histoire : tels pourraient être le sens du message de Rabban Gamliel, renouvelé à notre intention chaque année, et la portée éthique des trois objets rituels de la Hagada de Pessah.

Bon séder, et ‘hag saméa’h