L’empire des mots, par le rabbin Mickaël Journo

Dans un roman paru en 2014, Laurent Binet nous transporte dans un polar au sein du monde intellectuel des années 80. 
La mort accidentelle de Roland Barthes devient le prétexte à la recherche de la 7ème fonction du langage, celle qui permettrait à ceux qui la détiendrait de posséder le pouvoir sur le monde.
Nous savons que l’un des dangers qui menace la démocratie c’est la présence d’individus qui utilisent le verbe et la parole de façon dévoyée.
Il n’est pas question ici d’argumentation, de rigueur et de réflexion, le langage et ses postures servent à fragiliser, et détruire ce bien commun qu’est la démocratie en utilisant des procédés qui la dénaturent. 
Dans la Thora, l’épisode dans lequel Korah bafoue l’autorité de Moise et d’Aaron peut être lu et compris comme une volonté de discréditer l’autorité divine et celles de ses représentants afin de s’accaparer tous les pouvoirs.
Avec des arguments, qui sortis de leur contexte, pourraient laisser penser que Korah cherche à servir le peuple en se manifestant par un art oratoire brillant et performant.
Mais derrière la remise en cause de Moché et de son autorité, il semble bien avant toute chose qu’il y ait chez Korah une volonté forte de s’approprier le pouvoir sans lien avec les intérêts du peuple d’Israël.
Cela nous permet de nous interroger sur l’utilisation du verbe à des fins manipulatoires. 
La démagogie dans un sens étymologique signifie en grec  » conduire le peuple « 
c’est-à-dire l’art de le mener, de savoir le charmer…
Elle s’exprime plus volontiers dans un espace politique où la parole est libre, car dans les régimes qu’ils soient fascistes ou totalitaires, la parole libre est confisquée.
Dans ces systèmes où la parole est muselée celui qui ose une expression libre est mis à l’écart, au pire emprisonné ou tué dans bien des cas,  seule la force et le contrôle social absolu du peuple par ceux qui détiennent le pouvoir existe.
La volonté du pouvoir en place règne sur le peuple et ne lui laisse que la résistance sous toutes ses formes comme moyen d’existence.
Ainsi, la section biblique -Bamidbar 16 -débute par les mots  » Korah  prit  » sans que la Thora nous précise l’objet de cette prise.
Ainsi,  l’un des commentaires de Rashi est hautement significatif : « il prit les hommes par des paroles « en d’autres termes il les a séduit avec des mots .
Ceux qui utilisent le langage à des fins manipulatoires le font pour fragiliser et détruire ce bien commun qu’est le savoir vivre ensemble.
De nos jours, la menace d’une manipulation généralisée provient bien de ceux qui cherchent en démocratie à séduire les populations pour les asservir.

Les tribuns populistes excellent dans ce type d’exercice, pour se faire élire, ils n’hésitent pas à déformer la réalité, à inventer des événements qui n’ont jamais existé en les transformant radicalement.

La conscience de l’homme doit toujours être en éveil.
il faut se méfier des paroles et des postures aguichantes qui peuvent nous entraîner à croire à des promesses qui deviennent des bulles de savon.
Il ne s’agit pas de se méfier de tout mais d’exercer toujours un esprit critique qui vérifie la réalité et la valeur de certaines assertions. 
Dans le Judaïsme, l’étude de la Thora en particulier celui du Talmud encourage la réflexion avec rigueur, le savoir, le débat et l’argumentation.
Cela évite de tomber dans la séduction, on ne cherche pas à vaincre par la forme mais on s’efforce de se former.
Etudier la Thora est une invitation à l’échange, la controverse n’est pas le rejet de la pensée de l’autre mais source de créativité et d’enrichissement.
Les débats de nos prédécesseurs se poursuit avec nous et se poursuivront avec les générations futures. Quand l’homme est balloté, manipulé, automatisé il perd peu à peu la notion de son être.
Vaclav Havel disait que lorsque nous perdons la conscience de notre être nous sommes tels des objets soumis et asservis Un peuple d’esclave qui retourne en Égypte. 

C’est donc au sein de la démocratie qu’ une de ses pathologies peut l’atteindre, la parole trafiquée qu’on peut appeler aussi démagogie.
Il faut pour cela être sur ses gardes et se méfier des paroles et des postures aguichantes qui ne servent qu’à remettre en cause les fondements de la démocratie.