Commentaire de la paracha Choftim, par le rabbin Michaël Azoulay

Notre péricope comportant la prémisse de la législation talmudique dite « des témoins malveillants » (au chapitre 19, versets 15 à 21), auxquels l’on fait subir, en principe, la peine qu’ils ont voulu voir infligée à un innocent. Il m’a semblé opportun de porter à votre connaissance ce texte que j’ai rédigé (sous la relecture critique du regretté Professeur Raphaël Draï, zal) et qui a été publié dans Philosophies d’ailleurs (ouvrages édités sous la direction de Roger-Pol Droit).

 

« Le Talmud, dans le style lapidaire qui le caractérise, résume ainsi ce paradoxe : « ils n’ont pas tué, ils sont tués ; ils ont tué, ils ne sont pas tués » (Talmud de Babylone, traité Makkot, page 5b (verso)). Les commentateurs rabbiniques s’intéressent bien plus à cet illogisme qu’à la problématique de la peine de mort, requise pour de nombreux crimes dans la Bible. Toutefois, les conditions à réunir pour condamner une personne à la peine capitale, étaient si restrictives, que l’application en fut rendue quasiment impossible.


La législation sur les « témoins malveillants » n’étant pas moins complexe, l’on peut supposer raisonnablement, que les procès relatifs à ce type d’affaires ne furent pas non plus légion. Nous laisserons également de côté la réflexion sur la préméditation et sa répression qui est au cœur de ce texte. C’est donc un intérêt intellectuel, plutôt que pratique, qui doit retenir l’attention, et, au premier plan, l’opinion des Pharisiens cohérente quant à la lettre mais apparemment absurde quant à l’esprit de la loi, contrairement à celle des Saducéens. Nous retiendrons ici deux tentatives de légitimation de la position pharisienne. La première se fonde sur l’immanence de la justice divine, qui fait que le coupable est puni par les conséquences mêmes de sa faute, et provient de Moïse ben Nah’man de Gérone, en Catalogne (1194-1270), médecin, commentateur biblique, talmudiste, kabbaliste et dirigeant de communauté, qui finit sa vie à Acre, en Palestine.


Selon notre auteur, plus connu sous le nom de Nah’manide, la législation relative aux « témoins malveillants » relève de la Providence de Dieu. Si ces témoins mal intentionnés, qui souhaitaient la mort d’un innocent ont été confondus par d’autres témoins[1], la loi  réclame leur mise à mort, car c’est grâce à sa probité et à son innocence que Dieu a secouru le prévenu par l’intervention salutaire des autres témoins. En effet, s’il méritait de mourir, Dieu ne l’aurait pas soustrait à la justice. En revanche, si le prévenu a été exécuté, l’on peut considérer qu’il est mort en raison de son péché. S’il s’agissait d’un homme juste, Dieu ne l’aurait pas abandonné entre les mains de ses juges. De surcroît, Dieu ne saurait laisser des magistrats intègres verser un sang innocent, car la justice appartient à Dieu qui « siège parmi les magistrats » (Psaume 82, verset 1). En d’autres termes, l’accusé meurt, certes, sur la base d’un faux témoignage, mais pour une faute qu’il a réellement commise. Des considérations métaphysiques justifient donc des dispositions judiciaires. Nous sommes à mille lieux du positivisme juridique qui récuse toute ingérence de la morale dans le droit. Il y aurait ainsi interférence du religieux et du juridique : la foi en la Providence divine conduit à déceler une logique qui transcende la seule logique humaine.


La deuxième approche, probablement motivée par le désir de ne pas s’aventurer sur le chemin périlleux et quelque peu réducteur de la causalité morale, est plus opportuniste. Abravanel[2] (1437-1508) admet l’erreur judiciaire, mais fait passer la crédibilité du tribunal auprès des justiciables avant la vérité. Ainsi, selon Abravanel, si les témoins malveillants sont mis à mort après l’exécution du prévenu innocent, les justiciables réaliseront que le tribunal a condamné à mort un innocent, entraînant une crise profonde de confiance vis-à-vis de ces magistrats.

 

 


[1] En pratique, deux témoins viennent invalider la déposition des faux témoins en affirmant que ces derniers n’ont pas pu être témoins de l’infraction commise par le prévenu, dans la mesure où ils se trouvaient ailleurs, en leur compagnie, au moment des prétendus agissements délictueux, le témoignage en droit hébraïque étant oculaire.

 

[2] Homme d’Etat, commentateur biblique et philosophe. Financier et diplomate et trésorier d’Alphonse V de Portugal, il entra également au service de Ferdinand et d’Isabelle avant de prendre la tête des juifs espagnols exilés en 1492.