Cérémonie des Déportés : Discours du Grand Rabbin de France Gilles Bernheim

Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France

La question de la transmission de la mémoire de la Shoah pose et posera toujours un même problème. Celui de savoir comment transmettre la mémoire d’une catastrophe inouïe en acceptant d’emblée qu’il nous est impossible d’en saisir les causes et la signification. C’est précisément pour éluder le vertige ou la désespérance qu’inspire cette impossibilité qu’on a tenté maintes explications de la Shoah jusqu’à invoquer les intentions divines, alors que la seule attitude éthique reste celle de la retenue et du silence. On retrouve ici la condition biblique de Loth quittant la ville de Sodome, quand D-ieu lui dit, ainsi qu’à sa famille, de ne pas se retourner lors de la destruction de la ville. S’il est demandé à Loth de ne pas se retourner, c’est d’abord pour l’empêcher de vouloir interpréter les intentions divines. D-ieu confère à l’homme une conscience des responsabilités qui sont les siennes à l’égard des autres hommes. Mais D-ieu dispense l’homme de toute interprétation du comportement divin, et lorsque cela lui semble nécessaire, Il l’en empêche comme avec Loth à Sodome. Car l’homme doit renoncer à se croire dans une certaine connivence avec D-ieu. Il doit se libérer de la tentation de se prendre pour D-ieu. Il importe de poser cela comme un préalable.


Nous l’avons dit: on ne peut pas tout comprendre. Rappelez-vous, de retour des camps, les déportés ont raconté ce qu’ils avaient dû vivre pour pouvoir survivre. On exigea qu’ils le prouvent. Plus tard on leur demanda de prouver qu’ils en avaient parlé. Ce que Simone Veil résume par une phrase sobre et cinglante: «On ennuyait». Hitler a failli commettre un crime parfait, non seulement parce qu’il a failli réussir, mais parce qu’il a failli réussir à le faire oublier.


Pourquoi tant de gens sont-ils si longtemps restés sourds aux récits des déportés ? C’est parce qu’on ne comprenait pas Auschwitz qu’on ne pouvait entendre le récit de ceux qui en revenaient. Pas l’inverse.


Si je devais dire un mot pour conclure, provisoirement, sur la mémoire du génocide nazi, je dirai que le message d’Auschwitz – et du ghetto de Varsovie –, c’est l’unicité du genre humain et l’unité indissoluble du peuple juif. Dans le martyre, comme dans la résistance, se sont retrouvés, partageant rigoureusement le même destin, des non-juifs, des juifs religieux et agnostiques, sionistes et bundistes, bourgeois et communistes. Quelles qu’en ait été les circonstances, saluons encore et toujours l’immense courage et la dignité avec lesquels ils ont assumé ce destin.


Les prières du El Molé Rah’amim et du Kaddich que nous allons réciter nous invitent à ne pas oublier cela.


Parce qu’il y a le bruit du monde et le silence des absents.


Il y a la prière que nous adressent les morts.


Il y a la prière que nous leur adressons maintenant.