Lu
dans
"Les
juifs dans l'espace européen…"
Entretien avec Pierre Birnbaum
Le
nouveau livre de Pierre Birnbaum, professeur des universités,
a pour titre " Face au pouvoir " (Editions Galilée).
L'une des questions que l'auteur y aborde est celle de savoir
si l'Europe peut aujourd'hui s'offrir comme un substitut
de l'ancienne Alliance royale, capable d'assurer leur sécurité.
C'est à une réflexion novatrice sur les juifs
dans l'espace européen aujourd'hui que Pierre Birnbaum
invite son lecteur. Nous avons rencontré Pierre Birnbaum.
I.J
: Quel rapport les juifs ont-ils eu dans l'histoire au politique
?
Pierre
Birnbaum : Les textes de la tradition récusent presque
toujours la séparation entre le politique et le religieux
: l'idée de citoyenneté, la notion d'espace
public ou encore d'Etat semblent étrangères
à la tradition juive qui révère son
roi et, à travers lui, le Roi des Rois. Elle paraît
aussi ignorer la démocratie tant l'Alliance implique
l'entière soumission. Dans les sociétés
de l'exil, les Juifs ont tenté le plus souvent d'instaurer
une alliance avec le roi ou l'empereur, préférant,
selon le mot de Yosef Yerushalmi, devenir les serviteurs
des Rois plutôt que de devenir les serviteurs des
serviteurs. Dépourvus de tout pouvoir politique,
ils s'en sont remis à la protection des Grands, bien
que celle-ci n'ait pas toujours répondu à
leur attente.
I.J
: Vous vous posez la question du devenir des juifs dans
l'Europe. Ce qui, selon vous, caractérise ce devenir,
c'est qu'il semble vaciller entre l'amour de l'Etat fort
parce qu'il les protège et l'amour de la démocratie
parce qu'elle est favorable au pluralisme culturel.
P.B
: Adorateurs du roi ou de l'Etat, les Juifs font face de
nos jours à la question de l'Europe. Celle-ci n'est
pas devenue un Etat : dans ce sens, il n'est pas certain
qu'elle puisse servir de substitut à l'Etat national.
Les Juifs constituent dans l'espace européen une
infime minorité d'environ un million et demi de personnes
sur un ensemble de près de cinq cents millions d'habitants
: dans ce sens, au sein de cet ensemble composite gigantesque,
ils perdent une certaine centralité et risquent d'être
soumis à la concurrence d'autres groupes plus nombreux
et mieux organisés dans ce cadre transnational européen.
Le pluralisme culturel qui légitime leurs valeurs
risque aussi de relativiser leur poids culturel au sein
d'un multiculturalisme généralisé.
I.J
: Vous n'êtes évidemment pas d'accord avec
le penseur religieux Yechahyahou Leibowitz qui considérait
que valoriser l'Etat en lui-même c'est l'essence même
du fascisme.
P.B
: Dans les sociétés modernes sécularisées
occidentales, l'Etat en tant qu'institution différenciée,
détentrice du monopole de la violence légitime
assure le maintien de l'ordre public. Dans la tradition
wébérienne de la rationalité de l'Etat,
celui-ci est juste l'opposé du fascisme, un pouvoir
d'une violence sans limite exercé au nom d'un parti.
L'exemple nazi le montre bien, Hitler n'a eu de cesse de
détruire l'Etat prussien des fonctionnaires, sa haine
de l'Etat était absolue. Dans ce sens, les Juifs
peuvent légitimement faire confiance en l'Etat. L'exemple
de Vichy est aussi intéressant : l'Etat tourne alors
le dos à sa mission, il trahit sa fonction et ses
fonctionnaires juifs, il n'assure plus sa mission. La persécution
des Juifs menée par la Milice incarne cette dissolution
de l'Etat.
I.J
: Vous semblez, avec d'autres, repérer un antisémitisme
nouveau interne à la société. Et il
annonce selon vous ce que vous appelez " une balkanisation
redoutable de la société ".
P.B : Cette balkanisation de la société risque
en effet de détruire l'espace public des citoyens,
le sentiment de solidarité qui les lie, de faire
surgir des mouvements hostiles qui mettent en danger les
Juifs qui ne peuvent plus faire confiance en un Etat ayant
perdu une large partie de ses prérogatives. La "
fin de l'Etat ", le recul de l'Etat limite son rôle
de garant de la paix public.
Dès lors, face à d'éventuelles poussées
d'antisémitisme venues du " peuple, des "
masses ", des " foules ", les Juifs ne peuvent
que redouter cette balkanisation de l'espace public, cet
émiettement, cette remise ne question de la citoyenneté
qui implique une entière allégeance à
un espace public universaliste et non particulariste.
I.J
: Vous faites référence dans votre livre au
travail de l'Américaine Paula Hyman qui dit que "
dans la mesure où la France devient de plus en plus
multiculturelle et multiethnique, l'histoire des juifs de
France quitte les marges pour se rapprocher du centre ".
Vous pensez précisément le contraire. Pourquoi
?
P.B
: Il me semble que les Juifs français ont longtemps
été au centre de l'histoire politique française.
De la Révolution française à Vichy,
leur rôle, leur place, leurs valeurs ont sans cesse
été au coeur des guerres francofrançaises.
Durant la Révolution française, un grand nombre
de débats leurs sont consacrés et de Louis
XVIII à la Monarchie de Juillet, de Napoléon
III aux Troisième et Quatrième Républiques
en passant évidemment par Vichy, ils ont joué
un rôle non négligeable aussi bien dans le
monde politique que dans la mise en oeuvre des changements
socioéconomiques.
Sous la Troisième République, les “Fous
de la République” sont aux avants postes de
la laïcité, de la politique scolaire, du patriotisme.
Ils interviennent dans le débat politique et, de
Léon Blum à Georges Mandel, de Pierre
Mendès France à nos jours, Robert Badinter
et tant d'autres hommes politiques, ils accèdent
au pouvoir politique, sont au coeur des affrontements, suscitent
aussi de violents mouvements antisémites qui les
prennent pour cible. Du centre, ils risquent de nos jours
de passer davantage à la périphérie
dans une société où l'Etat perd sa
majesté : le multiculturalisme relativise grandement
leur rôle, les réduisant à un statut
de minorité parmi d'autres.
I.J
: Vous consacrez une large place à l'étude
du livre de Vassili Grossman " Vie et Destin ".
Qu'est-ce que ce livre a à voir avec votre propos
?
P.B
: Le chef d'oeuvre de Grossman concerne très largement
l'histoire juive, entre nazisme et stalinisme, les massacres,
les déportations, les violences extrêmes qui
se produisent dans ces deux univers totalitaires. Or Grossman
nous montre l'aptitude des Juifs, tout comme celle des non-juifs,
à la résistance à la menace radicale.
Ses personnages ont la volonté de résister,
de refuser l'engrenage, la dénonciation, l'encadrement.
Grossman nous permet d'en finir avec l'idée de la
passivité des Juifs, de remettre en question les
remarques d'Arendt sur la passivité juive. Durant
l'Affaire Dreyfus comme face à l'hitlérisme
ou encore au stalinisme, nombre d'entre eux font face courageusement,
se défendent, refusent les ordres, prennent les armes,
lancent comme un défi à leurs persécuteurs.
Et même au moment de la Shoah par balles, la tragique
attente n'équivaut pas nécessairement à
de la soumission mais révèle peut être
comme un ultime défi. " Vie et Destin "
demeure un livre immense qui révèle aussi
sa propre prise de conscience comme écrivain juif,
sa capacité à prendre parti, à faire
face au Parti.
I.J
: L'Europe vous semble absente de ce que vous appelez "
l'imaginaire politique des juifs de France ". Vous
en trouvez une illustration dans le fait que le nouveau
grand rabbin de France n'y fasse jamais référence.
P.B
: Dans son discours récent, le grand rabbin Gilles
Bernheim n'évoque à aucun moment l'espace
européen. Son discours est tourné vers la
France à un moment où l'Etat s'efface de l'imaginaire
collectif, où prier pour l'Etat et la santé
de ceux qui le dirigent ne revêt plus la même
signification qu'autrefois. Ce discours symbolise un moment
particulièrement délicat dans la mesure où
la vive adoration de l'Etat ou du Roi d'antan a disparu
tandis que l'Europe semble demeurer un cadre vide tant son
absence est criante. Il s'en dégage une solitude,
comme un vide qui témoigne d'une certaine impasse
politique, un isolement, une absence d'intégration
aussi à la communauté des citoyens.
I.J
: Quel est votre sentiment face à la déclaration
de l'ancien grand rabbin d'Israël, Méir Lau
(actuel grand rabbin de Tel Aviv) selon qui " l'histoire
juive européenne est aujourd'hui proche de sa fin
".
P.B
: Les Juifs ont largement quitté l'Europe. Des grandes
vagues d'émigration de la fin du XIX è siècle
à la fuite des Juifs de l'ex-Union soviétique,
ils ont, par grandes masses, décidé de quitter
l'Europe en se tournant essentiellement vers les Etats Unis
ou Israël. La Shoah a aussi dramatiquement détruit
une partie essentielle de la population juive européenne.
Le malheur juif est donc immense dans l'Europe moderne.
On ne peut pourtant pas ramener l'Europe à ses seuls
" destins criminels " comme le font certains auteurs
contemporains. Elle est aussi le lieu de la Haskala, des
Lumières juives, d'un certain bonheur juif par l'accès
à la culture, à la citoyenneté et l'égalité.
Il est vrai que les retombées de l'assimilation à
la française, dans la droite ligne de l'universalisme
et de l'homogénéisation révolutionnaire
ont largement réduit l'existence proprement juive.
L'Europe, à la suite d'Habermas, peut-elle se réconcilier
avec l'existence juive dans sa dimension collective au sein
d'un espace post-national ? |