Notre
ami Henri Meschonnic est mort le 8 avril des suites d'une
leucémie. C'était un homme gai, généreux
et enthousiaste. De nombreuses études seront sans
doute consacrées à son oeuvre de poète,
de linguiste, d'essayiste. Dans l'article qui suit David
Banon qui fut un de ses amis rend hommage à la mémoire
du poète et se penche sur la traduction qu'il a faite
ces dernières années du Pentateuque.
Au
moment où l'on m'a annoncé la triste nouvelle
du décès d'Henri Meschonnic, de nombreux souvenirs
sont remontés à la mémoire. Et d'abord
celui de notre première rencontre, le jour de ma
soutenance. Des yeux mobiles et vifs qui cherchaient à
aller au-delà de l'apparence pour sonder l'être,
un sourire franc qui illuminait le visage, une tignasse
à la Ben Gourion qui lui donnait un air de yéchiva
bouher et cette voix douce mais non complaisante qui, telle
un radar, détectait les lacunes du travail...
Avec
les deux autres grosses pointures du monde académique,
Emmanuel Levinas et George Steiner, ils m'avaient soumis
à un feu nourri de questions pendant plus de quatre
heures. J'essayais de me défendre de mon mieux. J'eus
même l'audace d'émettre une critique. J'ai
alors entendu Meschonnic souffler à Levinas la remarque
suivante " ce jeunot veut nous apprendre notre métier.
" Ce que j'ai qualifié d'audace était,
en fait, de l'insouciance, voire de l'insolence. Je l'appris
à mes dépens lorsque avec le temps j'ai découvert
l'ampleur de l'oeuvre d'Henri Meschonnic. Une entreprise
monumentale, pour une fois l'adjectif s'impose.
Linguiste
hors pair, polyglotte, traducteur, essayiste redoutable,
poète, philosophe et écrivain au sty- le alerte
et inimitable, il était tout cela à la fois.
Dans
ce monde où règne le cloisonnement des spécialités,
Meschonnic détonait par son aptitude à embrasser
de multiples domaines des sciences humaines et à
les maîtriser. Une sorte d'humaniste de la Renaissance.
Il n'hésitait pas à se lancer dans des projets
grandioses qui requièrent plus d'une vie. Ainsi sa
traduction de la Bible.
Ce
n'est pas une traduction-annexion. Celle qui transporte
l'hébreu biblique vers le français, la langue
d'arrivée, en effaçant tout ce qui caractérise
la langue de départ. Ni celle du mouvement inverse,
une traduction-calque, qui se donne comme l'effort d'amener
l'hébreu au lecteur français au prix d'une
violation de la langue française.
Meschonnic rejette dos-à-dos ces deux pôles
de la traduction qui occultent le signifiant au détriment
du signifié - envahissant tout, prenant toute la
place. Il privilégie non pas une transposition de
sens à sens ou une translation de langue à
langue, mais un rapport. " Non plus un transport, mais
un rapport(1). " qui conduit à un décentrement
textuel et culturel accordant le primat non pas à
l'étymologisme ou à la signification mais
à la poétique dans le sens de fonctionnement
du texte : à l'architecture des versets, à
leur structuration, à leur signifiance tout en faisant
passer dans le français des tour[nure]s de l'hébreu.
Pour
ce faire, il ne traduit pas le sens des mots. Il ne prend
pas le parti du signe qui est duel, binaire, discontinu.
Il ne traduit pas chaque mot selon son sens. Un après
l'autre. Ni même un verset après l'autre. Il
adopte le parti pris du discours, du texte, de l'ensemble,
du continu. Car la Bible est un ensemble, un livre unique,
et elle gagne à être éprouvée
comme tel.
On
l'aura compris, ce n'est pas une traduction littérale.
Une version mot-à mot. Ou selon le néologisme
créé par Meschonnic une traduction qui “motamotise”(2).
Il dépasse, cela va sans dire, le choix qui s'offrait
aux scolastiques et qui les a divisés : ni ad verbum,
ni ad sensum. Ni les mots, ni le sens. Là, l'unité
du langage n'est pas le mot-fût-il reconduit à
sa racine et aux indications fournies par ses dérivations
au sein d'autres passages-mais le verset qui est plus qu'une
partie du discours ou une lexie. “L'unité du
langage dans la Bible c'est le verset. C'est dire qu'elle
n'est pas grammaticale. Ce n'est pas la phrase, c'est le
verset et le verset est une unité rythmique.(3)”
D'ailleurs
verset se dit, en hébreu, passouq qui signifie “coupé”.
L'accent ou ta'am qui marque la fin du verset s'appelle
sof passouq, fin de verset. Le rythme est donc bien ici
l'organisateur du discours, du texte. C'est pourquoi cette
traduction “donne à entendre l'hébreu
du poème et le poème de l'hébreu(4)”.
En quoi faisant ? “En rendant le texte massorétique
scrupuleusement” C'est-à-dire “rythmiquement,
syntaxiquement, prosodiquement ( 5)“. Au demeurant,
cette restitution désacralise le texte biblique,
le “débondieuse”, (encore un néologisme
de Meschonnic). “Débondieuser n'est pas un
sacrilège… c'est peut-être même
plutôt rendre leur force à ces textes”(6).
Par le biais de la rythmique.
C'est
un système extrêmement codifié, hiérarchisé,
d'accents disjonctifs /conjonctifs. Le jeu de ces accents,
appelés té'amim -gustèmes ou rythmèmes-peut
ramasser des termes dont le rapprochement est un élément
du sens, comme la séparation est un élément
de leur sens.
Le
trait de génie de Meschonnic est d'avoir rendu la
complexité de ce système rythmique, qu'on
limite faussement à la cantilation, par des blancs
internes au verset. De l'avoir matérialisé
par la typographie. D'avoir recréé par les
blancs, les silences du texte, sa respiration, et le rythme
qu'on lui imprime pour organiser la lecture publique. Et,
par là même, d'avoir dégagé les
unités logiques et sémantiques du verset.
Avec la césure (le atnah : la pause) qui partage
le verset en deux parties pouvant être égales
ou inégales. Césure marquée par un
alinéa intérieur au verset. Ce sont donc les
blancs qui jouent le rôle de ponctuation. Qui restituent
ce que le poète et bibliste Gerard Manley Hopkins
appelle “le mouvement de la parole dans l'écriture”.
Qui marquent les pauses, balisent la lecture et conduisent
déjà sur la route du sens.
La
typographie visualise l'oralité. Dimension juive
par excellence de la Bible appelée miqra : lecture.
Ou mieux énonciation. Effectuée par un sujet
vivant, présent. Elle est à distinguer, par
conséquent, du récit et de l'énoncé
qui éliminent le sujet. Comme si elle cherchait à
obliger le lecteur à lire le texte à voix
haute. Ce récitatif est la trace d'une oralité
première que Meschonnic souligne avec insistance.
L'énonciation ou récitatif est une poétique-c'est-à-dire
une modalité de fonctionnement du texte hébreu.
Et
Meschonnic n'est pas seulement attentif à ce système
qu'il est le premier et le seul à intégrer
à la traduction. Il ne néglige aucun détail
du texte massorétique. C'est ainsi qu'il rend tous
les " et/vé " qui sont généralement
escamotés, non seulement parce qu'ils sont logiques
ou grammaticaux, mais surtout, parce qu'ils sont rythmiques.
De même que les expressions idiomatiques. Et les temps
auxquels il veille soigneusement. Plus exactement les aspects
: l'accompli, l'inaccompli et le participe présent
qui sont les "temps" de l'hébreu biblique.
Sans oublier les valeurs des mots : les significations qu'ils
acquièrent dans leurs différents contextes.
Malgré
ses dénégations et sa volonté de se
tenir à distance de l'exégèse rabbinique
et de l'herméneutique en général, dénégations
qu'il ne cessait de répéter dans sa correspondance,
il utilisait très judicieusement les commentaires
de Rachi pour la sémantique et ceux d'Abraham Ibn
Ezra pour la syntaxe. Ses notes y renvoient à chaque
difficulté.
Pour
toutes ces raisons, nous sommes reconnaissants à
Henri Meschonnic d'avoir ouvert la brèche afin de
faire entendre dans le monde académique le signifiant
juif qui en a été excommunié. Nous
sommes un certain nombre à nous y être engouffrés
en essayant de poursuivre la tâche...avec nos moyens.
Puissions-nous
être à la hauteur.
(1) Jona et le signifiant errant, Gallimard,
Paris, 1981, p.38
(2) Gloires. Traduction des Psaumes, DDB,
Paris, 2001, p.18 ; voir aussi Un coup de Bible
dans la philosophie, op. cit., p.175.
(3) Un coup de Bible dans la philosophie, op.
cit., p.237
(4) Gloires, p.42
(5) Gloires, p.38
(6) Gloires, p. 20 |