L’unité
et l’unicité du peuple juif constituent deux
postulats de la théologie juive, martelés
chaque semaine dans la prière du chabbat : «
Tu es UN, Ton Nom est Un, et qui, comme Ton peuple Israël,
est Nation Une sur la terre. » C’est la théorie
: Unité et Unicité. On ne peut guère
en discuter le second postulat : Israël est bien un
peuple unique au monde, de par son identité et son
histoire. De ce point de vue, il est un peu à l’image
du Dieu unique, et on peut comprendre qu’il prétende
le représenter. Néanmoins, chaque peuple est
également unique, dans son registre propre ; c’est
donc peut-être l’invariance séculaire
d’Israël et la singularité de son destin
qui font que son unicité est particulière.
Pour plagier Coluche, il y a des «uniques» qui
sont plus «uniques» que les autres. Voilà
pour l’unicité.
Quant
à l’Unité, c’est une tout autre
histoire : la division et ce clivage semblent bien aujourd’
hui davantage caractériser le peuple juif que l’Unité.
Israël et la Diaspora ; religieux et laïques ;
orthodoxes, super orthodoxes ; conservatives ; libéraux
; colombes et faucons ; le spectre des différences
juives a tout d’un spectre… sans compter les
juifs honteux et antisionistes.
Cependant,
à l’exception de ces enfants perdus –
pas pour tout le monde, diront les antisionistes - l’Etat
d’Israël continue d’être, pour sa
part, un réel et sans doute « unique »
facteur de consensus entre les juifs. Jadis, le grand poète
Juda Halévi expliquait les souffrances d’Israël
par le fait que le peuple juif – à l’instar
de Jérusalem – était le «coeur
du monde». Le coeur :organe aussi fragile qu’indispensable
à la vie. On est en droit de penser qu’aujourd’hui,
Israël est devenu le coeur à la fois du peuple
juif et du judaïsme. Simplement, les juifs reproduisent
aujourd’hui la vieille fable romaine de la tête
et des membres, ces derniers tirant à hue et à
dia. Remplaçons la tête par le coeur –
encore que la mystique juive les identifie fréquemment
– et nous constaterons que c’est l’image
que nous offrons aujourd’hui : un coeur uni et unique,
des membres dispersés et divisés. Mais le
coeur y est.
Bien
entendu, le principal clivage est d’abord celui qui
oppose ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient
pas, clivage plus radical que celui qui sépare les
juifs de la Diaspora des Israéliens : ici, il est
plus facile de changer de camp… Encore que l’on
assiste fréquemment à des «retournements
de veste » aussi bien chez les « religieux »
que chez les laïques. Ce problème – quel
est l’avenir de la Torah en Israël – mériterait
une longue analyse : un jour, peut-être… Mais
il est clair qu’il ne faut pas focaliser excessivement
sur les clivages, voire les affrontements. Savoir observer
tout d’abord la joie profonde, la fierté et
le sentiment de la rédemption de l’histoire
qui anime la plupart des juifs lorsqu’arrive Yom Haatsmaout.
Ce sentiment procède également du sacré,
c’est-à-dire à la fois de l’ineffable
et de l’irrationnel.
Récemment,
en pensant à Yom Haatsmaout, je me suis fait une
réflexion que je souhaite partager. Familier des
textes de la Cabbale, j’observe que c’est là
que le terme d’ATSMAOUT apparaît le plus fréquemment,
et sans doute, sauf preuve du contraire – pour la
première fois. On s’en étonnera peut-être,
mais ce terme désigne Dieu ! Les deux dénominations
de l’Infini, souvent associées, sont ATSMAOUT
et MAHOUT : Etre et Essence . il ne faut sans doute pas
trop extrapoler, et imaginer que le choix de ce concept
– ATSMAOUT – pour désigner l’Indépendance
de l’Etat aurait le moindre rapport avec l’essence
divine, indépendante par nature. On pourrait même
y voir le contraire : indépendante, autonome, la
nouvelle Sion se soustrait à tout autre loi que la
sienne, comme tout Etat qui se respecte. Mais qu’importe
! Ce qui me paraît important, c’est de constater
qu’il existe une nouvelle complémentarité
aujourd’hui, qui transcende les clivages entre Israël
et la Diaspora. Schématiquement, il s’agit
là d’une sorte de partage entre l’essence
et l’existence, en fait, une autre version de l’ancienne
dialectique de l’âme et du corps, symbolisés
dans le judaïsme par les fêtes de Pourim et de
Hanouka. A Pourim, c’est l’existence juive qui
était menacée : l’extermination physique.
L’antidote, c’étaient la prière
et la Torah : la réponse de l’âme. Au
contraire, à Hanouka, c’était l’âme
du judaïsme – la Torah – qui était
contestée par les Grecs ; et là, il fallait
que le corps se révolte pour la protéger.
Tout se passe aujourd’hui comme si l’Etat d’Israël
avait pris en charge la survie physique du peuple juif et
que nous soyons ici plutôt dans la configuration paradigmatique
de Pourim : Israël est entouré d’une foule
de Hamane – Hamas… A cet égard, on comprend
que la perpétuation de l’étude et la
Torah au sein de l’Etat, voire son développement,
soient considérées dans certains milieux religieux
comme l’indispensable participation spirituelle à
la défense physique de l’Etat.
Tout
cela se fait inévitablement dans une perspective
particulariste et nationaliste. C’est une des deux
«missions de Sion», la première partie
du programme d’Isaïe : «Sion sera un peuple
uni (allié) et une lumière pour les Nations».
C’était le leit-motiv de Ben Gourion.
La
seconde partie du programme – lumière des nations
– semble davantage dévolue à la Diaspora,
qui s’efforce, non sans difficultés de communication,
à diffuser et à démontrer par la présence
juive l’universalisme du judaïsme, tant sous
sa forme laïcisée – l’humanisme
– que religieuse. L’existence pour Israël
; l’essence pour la Diaspora. Ce partage apparent
des tâches est évidemment schématique.
Sans essence juive, que serait l’existence d’Israël
? Sans survie physique et sociale, de plus en plus menacée
par l’antisémitisme arabooccidental, quel message
la Diaspora pourrait-elle diffuser ?
L’essentiel,
c’est que cette complémentarité des
deux grandes dimensions du judaïsme – autonomie
et universalité – continuent de coexister,
par des échanges permanents, recréant, autour
de Jérusalem, la perpétuation des deux «
missions » assignées à Sion et rendant
le rêve de l’unicité un peu moins utopique. |